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visage. « — Prends-le, dit-elle ; mais, sache-le bien, général, j’ai beau me contraindre, il saigne, ce cœur maternel à qui tu arraches son enfant. »

« Et le livre aux clous d’airain va se remplir de nouvelles infortunes. Ah ! la plume qui transcrira ces terribles images ne saignera-t-elle point ? La feuille ne saigne pas, la plume ne saigne pas, mais du cœur blessé de la mère le sang coule à longs flots.

« Pour la troisième fois, la porte s’ouvre… La noble dame pâlit. C’est Tékéli qui paraît ! Un subit espoir la saisit : « — Ah ! les Viennois tiennent leur parole ! Tu es ici, tu es libre ! » Et elle se jette avec des cris de joie dans les bras de son mari.

« — Libre ! c’est comme on veut l’entendre, libre à la façon de l’oiseau que le premier venu, le premier coquin peut abattre d’un coup de feu ! répond l’époux d’une voix sombre et les yeux égarés… Ilona, nous sommes des condamnés en fuite, des condamnés à mort.

« — Ainsi, tout est perdu ! » s’écrie en pleurant la noble femme, et elle reste là, anéantie, pétrifiée comme une statue, comme le monument funéraire, le monument majestueux et tragique de sa propre race. Son nom remplit maintenant la dernière page du livre.

« Ils montèrent sur un navire ; le navire s’entr’ouvrit, le gouvernail, pendant la tempête, se brisa sur un récif, les voiles et les cordages furent déchirés par le vent : eux seuls furent sauvés par la foi virile qui soutenait leur âme.

« Il y a longtemps que l’herbe pousse sur la tombe d’Ilona et de son époux, il y a longtemps que leur poussière repose en sûreté dans la terre d’Asie ; mais le livre aux clous d’airain nous est resté, à nous leurs descendans : ouvrons-le, comme il convient, avec un respect religieux. »


N’est-ce pas là une petite épopée ? Quelle peinture de tout un peuple dans ce cadre si étroit et si simple ! Une chambre, une femme, un livre ! il n’en faut pas davantage au poète pour dérouler à nos yeux des siècles d’héroïsme. La sombre histoire commencée deux cents ans plus tôt vient se terminer ici sous les voûtes de cette salle, auprès de ce livre mouillé de larmes généreuses. Et ce n’est pas seulement dans ce livre d’annales que les héros d’autrefois nous apparaissent, je les vois tous vivans dans la dernière des Zrinyi. Qu’elle est belle, la fière Ilona, quand elle écrit elle-même le récit de ses désastres sur le livre funeste ! Comme elle brave la fortune ! comme elle redresse son front ! C’est pourtant une femme, une âme gracieuse et douce ; elle pleure, elle a des momens d’épouvante, son cœur maternel est déchiré. On reconnaît la petite fille du vieux comte ; qui, frappé à mort, combattait encore à genoux. Oui, tous les Zrinyi sont là, tous l’entourent et lui font cortège lorsqu’elle prend la route de l’exil, laissant le livre de ses douleurs aux mains du poète fidèle.

Ce poète, qui avait commencé de recueillir si pieusement les légendes hongroises, n’a pas eu le loisir de terminer sa tâche. Que de pages il eût détachées encore des tragiques annales de son peuple !