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rables et qu’il en a deviné la mystérieuse poésie. Un souffle des âges antiques passe sur le visage du barde. Il voit revivre ses ancêtres, non pas tels qu’ils furent assurément, mais tels qu’une tradition séculaire les a transfigurés dans l’esprit chrétien et chevaleresque des Magyars. Un historien de nos jours, M. Amédée Thierry, a raconté dans la Revue[1] avec la science la plus sûre toutes les légendes groupées autour du nom d’Attila, toutes les transformations que la pensée populaire a fait subir à ce personnage terrible ; le roi des Huns, pour ses arrière-neveux, n’est plus le barbare qui épouvanta le monde, c’est un héros, c’est un envoyé de Dieu, le soldat de la Providence, et lorsque, mille ans plus tard, Mathias Corvin appelle la chrétienté à une croisade contre les Turcs, il s’appelle fièrement le nouvel Attila. Cette tradition est fidèlement conservée dans les strophes de Garay ; M. Thierry aurait pu y voir la confirmation des faits dont il a si bien retrouvé l’enchaînement. Qu’ils sont nobles et grands, ces vieux Magyars du poète ! Avec quel respect le souvenir d’Attila est invoqué par eux ! Quand ils arrivent du pays des Scythes sous la conduite d’Almos et que du haut des Carpathes ils aperçoivent ces riches plaines où régna leur grand aïeul, ces beaux fleuves, ces prairies, ces pierres précieuses, toute cette terre qui étincelle comme un diamant au soleil, on dirait le peuple de Dieu prêt à entrer dans le pays de Chanaan. Garay a songé lui-même à cette comparaison : le Moïse de la Hongrie, tel est le titre de son poème. Il y a une grandeur épique dans cette peinture. Au moment d’entrer avec son peuple dans les vallées de la Theiss, Almos sent que sa tâche est finie. C’est à son fils Arpad de terminer l’œuvre avec l’aide de Dieu et de son épée, c’est à des hommes jeunes et forts de fonder le royaume des Hongrois : laissez le vieillard retourner dans le pays où il est né, Almos ira mourir en Orient. « Sois noble, mon fils, dit le vieux chef à son héritier, sois grand, sois sage ! Le peuple est comme une cire molle dans la main de celui qui le gouverne ; malheur à l’homme qui, chargé de pétrir cette matière féconde, n’en fait qu’une vaine image pour son divertissement ! » Le poète ne dit pas ce qu’Arpad a fait de son peuple ; mais quand on le voit descendre du haut des Carpathes sous la bénédiction d’Almos, on devine déjà les jours de gloire qui brilleront pour cette race de chevaliers. Pendant que les Magyars luttent dans la plaine, « le vieillard est debout sur la cime ; les mains levées vers le ciel, il implore la bénédiction de Dieu pour son peuple. On voit flotter au vent sa longue chevelure blanche ; ravi en extase, il rêve à la Hongrie de l’avenir. »

  1. Voyez les livraisons du 15 novembre, 1er décembre 1852, 1er août 1855.