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son père, au foyer de sa jeune femme, auprès du berceau de son enfant, il n’y a pas une saine émotion qu’il n’ait éprouvée, pas un devoir qu’il n’ait rempli, et cependant quel homme a été plus dévoué à la cause nationale ? Qu’un esprit égoïste circonscrive ses sentimens et sa vie, l’âme d’un véritable poète est égale à toutes les circonstances où le sort l’a placée, et elle accepté sans trouble toutes les obligations de sa destinée. Vivez donc, ô poètes magyars ; mais si vous vivez d’une vie complète, vous n’échapperez pas aux brûlantes questions qui agitent aujourd’hui toutes les âmes généreuses depuis les Carpathes jusqu’au Danube. » A la dernière page de l’entretien que nous citions tout à l’heure, Gœthe révèle tout à coup le vrai motif qui explique son silence au milieu des crises de son pays. « Je n’avais point de haine pour les Français, bien que j’aie remercié Dieu le jour où nous fûmes délivrés de leur joug. Moi pour qui culture et barbarie sont les seules choses qui aient de l’importance, comment aurais-je pu haïr une nation qui compte parmi les plus cultivées de la terre, et à laquelle je dois moi-même la plus grande part de mon développement intellectuel ? » C’est ainsi que Gœthe se justifie d’être resté inactif au moment où Théodore Koerner tombait dans la bataille en chantant la Chasse de Lützow. L’écrivain hongrois qui pourrait s’approprier ces paroles, le poète magyar qui pourrait dire : « Je ne hais pas l’Autriche, c’est à elle que je dois l’éducation de mon cœur et de mon esprit, » celui-là seul serait excusable de né pas continuer la tradition de Vörösmarty Mihály et de Petoefi Sándor.

Parmi ceux qui sont demeurés le plus fidèles à cette tradition patriotique, il faut citer au premier rang M. Garay János. Sa vie fut laborieuse et modeste ; on n’y trouve aucun de ces épisodes qui donnent à la biographie de Petoefi Sándor le caractère d’un roman et d’un drame. C’est la vie d’un lettré, d’un poète qui gagne en écrivant le pain de sa pauvre famille, et qui, au milieu des souffrances de la misère, n’oublie jamais un seul jour les douleurs et les espérances de sa patrie. Il était né à Szekszard en 1812 d’une famille catholique. Après avoir fait ses premières études au lycée de Fünfkirchen, il suivit les cours de l’université de Pesth, et bientôt après, à peine âgé de vingt et un ans, il entra dans l’armée des lettrés et y gagna brillamment ses éperons. Cette armée est considérable en Hongrie ; à Pesth, à Bude, à Presbourg, dans des villes de province, dans les chefs-lieux des comitats, il y a des journaux, des recueils littéraires, des publications de toute espèce, où se déploie l’ardeur inoccupée des jeunes générations, et qui attestent ce que pourrait devenir un tel peuple sous une direction féconde. De 1833 à 1836, Garay fit remarquer sa verve juvénile dans les pages du Narrateur (Régélö).