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tous les mérites particuliers, de tous les perfectionnemens individuels. « On m’a reproché, disait Gœthe à son secrétaire Eckermann, de ne pas avoir pris les armes en 1813, ou du moins de ne pas avoir agi comme poète. Comment aurais-je pris les armes, n’éprouvant pas de haine ? Et comment eussé-je éprouvé de la haine, n’ayant plus les passions de la jeunesse ? Si j’avais eu vingt ans quand ces événemens éclatèrent, je n’aurais pas été le dernier à jouer mon rôle ; mais on oublie que j’avais déjà plus de soixante ans. Et puis nous ne pouvons pas tous servir notre pays de la même façon ; chacun doit faire de son mieux, suivant les dons qu’il a reçus. J’ai assez travaillé, ce me semble, pendant une moitié de siècle. Dans le domaine que m’a assigné la nature, je puis dire que je ne me suis reposé ni jour ni nuit, que je ne me suis accordé aucun délassement, que j’ai toujours cherché, creusé, travaillé avec effort, autant et aussi bien que je l’ai pu. Si chacun peut dire la même chose, le bien de tous est assuré… Écrire des chansons guerrières et rester enfermé dans ma chambre, la belle affaire ! Les écrire la nuit au bivouac, en face de l’ennemi, au bruit de ses avant-postes, aux hennissemens de ses chevaux, à la bonne heure ! Mais ce n’était point là ma vie, ma mission, c’était celle de Théodore Koerner. Ses chants de guerre lui vont parfaitement. Chez moi, qui ne suis pas une nature belliqueuse, qui n’ai point le sens guerrier, des chants de guerre eussent été un masque, et ce masque aurait grimacé sur ma figure. »

Gœthe a raison ; il maintient ici avec un bon sens supérieur les droits éternels de l’âme. Avant tout, il faut être sincère, et un vrai poète ne doit exprimer que les choses qu’il a senties. Rien de convenu, rien d’artificiel, telle est la première loi dans l’empire de l’art. « J’ai aimé, ajoute Gœthe, c’est pour cela que toutes mes œuvres d’imagination, poèmes, drames, romans, nouvelles, ne sont qu’une longue étude de l’amour. » Encore une fois, tout cela est juste, et dans le domaine des principes ce n’est pas nous qui méconnaîtrons l’indépendance de la poésie. « Soyez vous-mêmes, dirons-nous à ceux qui ont reçu le don d’émouvoir les hommes par des paroles harmonieuses ; vivez, et confiez à vos chants les enseignemens de la vie. Développez en vous les facultés qui font l’homme, remplissez les devoirs que la destinée vous impose ; vos écrits nous révéleront ensuite tout ce que vos « âmes auront acquis en ce travail intérieur. La question seulement est de savoir si, pour un peuple opprimé, pour une nation menacée de disparaître, et qui défend son existence morale, le sentiment des devoirs publics ne doit pas se mêler sans cesse aux sentimens de la destinée individuelle. Petoefi a aimé ; il a connu les joies et les amertumes du cœur. Dans la pauvre cabane de