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pays en états distincts. « Notre république, disait supérieurement Jefferson, devra sa permanence à sa grande étendue et au petit nombre relatif de ceux qui pourront être entraînés à la fois par la même passion. Quand la folie se propage sur certains points comme une peste, le reste du pays échappe à la contagion et tient bon jusqu’au moment où les points malades se rétablissent. Les vrais boulevards de notre liberté, ce sont nos gouvernemens d’états, et le pouvoir conservateur le plus sage qui ait jamais été imaginé par les hommes est celui dont notre révolution nous a trouvés déjà en possession… La république a été perdue en France le jour où le parti de l’une et indivisible l’a emporté. »

La république démocratique pouvait-elle, en France, échapper à cette cause de destruction ? pouvait-elle se donner ces élémens exceptionnels de stabilité qu’elle rencontre aux États-Unis ? Jefferson lui-même se serait bien gardé de l’affirmer. S’il est une utopie plus contraire au génie national des Français que la république une et indivisible, c’est assurément la république fédérative. L’unité de la France n’est pas le produit factice d’une révolution, pas plus que la division de l’Amérique du Nord en états distincts : elle est l’œuvre des siècles, elle est la condition de notre sécurité comme de notre grandeur dans le monde ; elle répond à la fois à nos besoins, à nos habitudes et à nos goûts. Il faut que la liberté sache s’en accommoder. À supposer même que la France puisse, comme le pensent beaucoup de bons esprits, remonter un peu le courant qu’elle suit depuis tant d’années, et qui l’a conduite à une centralisation excessive, je ne crois pas qu’elle arrive jamais à pouvoir compter sérieusement sur la force et l’indépendance des pouvoirs locaux pour corriger les défauts de son état social. Ces garanties contre les abus de la démocratie que la liberté trouve en Amérique dans la dissémination des points de résistance, elle ne peut les trouver en France qu’au centre même du pays, dans un gouvernement à la fois très fort et très partagé, dans un puissant faisceau de pouvoirs divers empruntant à des sources diverses leur autorité comme leur raison d’être. Je sais que les radicaux et les absolutistes s’accordent à nier l’existence de ces sources diverses dans notre pays, et la possibilité de donner aux institutions une origine naturelle sans faire émaner du peuple tout entier toutes les branches du gouvernement. Je sais aussi que certains libéraux découragés donnent tout bas raison sur ce point à leurs adversaires, si bien qu’il est à la mode aujourd’hui de répéter tristement que la révolution française a fait passer son niveau sur le pays, qu’elle a fait disparaître toute diversité dans les situations, qu’il n’y a plus de droits anciens et respectés, plus de classes, plus d’individualités fortes, plus de supériorités reconnues,