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l’œuvre qu’ils avaient accomplie ensemble, et en murmurant d’une voix à peine intelligible : — Thomas Jefferson vit encore.

Quand la nouvelle de cette singulière et frappante coïncidence se répandit dans le pays, l’émotion fut profonde : le canon tonna, les navires mirent leur pavillon à mi-mât dans les ports de l’Union ; les journaux parurent entourés d’une bordure noire ; les passions de partis s’imposèrent un instant silence ; les plus grands orateurs de l’Amérique confondirent la gloire des deux anciens rivaux dans de communes oraisons funèbres. Malheureusement les meilleures émotions de la démocratie sont peu durables : elle oublie vite ses plus grands serviteurs. Six mois ne s’étaient pas écoulés que les meubles de Jefferson étaient mis à l’encan pour payer ses dettes, que Monticello et Poplar-Forest étaient affichés au coin des rues, et que la fille de celui que l’Amérique avait appelé « le père de la démocratie » n’avait plus un lieu où reposer sa tête.


IV.

Cette étude sur Jefferson a été écrite sans complaisance pour les vices de la démocratie. Certaines personnes en concluront peut-être qu’elle a été inspirée par une humeur puérile contre l’état social qui tend à prévaloir dans le monde. Je ne veux pas qu’on puisse se méprendre sur ma pensée. L’état social démocratique est un fait dont les générations nouvelles doivent s’accommoder. Comme tout ce qui est humain, il est mêlé de bien et de mal, et l’on ne saurait prétendre à le rendre parfait ; mais, en acceptant son existence et même son imperfection, les hommes qui portent leur regard vers l’avenir ne doivent pas se résigner lâchement à ses mauvaises tendances, comme à des forces fatales auxquelles on ne saurait résister.

Les fruits de la démocratie ne sont pas tous amers : elle en fait naître sous nos yeux de très bons, — la diffusion du bien-être et des lumières dans les classes inférieures, le progrès des sentimens d’équité et d’humanité dans les classes supérieures ; en bas, plus d’intelligence, plus d’activité, plus de force productive, plus d’indépendance, plus de dignité ; en haut, une préoccupation plus constante du sort des masses, la richesse publique accrue en même temps que le respect pour la qualité d’homme. Ce sont là de grands et précieux bienfaits dont les cœurs généreux doivent se réjouir, ce sont là les œuvres de la démocratie moderne qu’ils doivent seconder.

En même, temps que la démocratie travaille utilement et justement à relever la condition des masses, elle leur inspire des prétentions iniques, également destructives de l’ordre et de la liberté :