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1853, de vieux officiers d’artillerie se souvinrent d’avoir remarqué dans des sièges qu’un boulet lancé qui heurtait un boulet immobile se brisait, et des expériences faites au polygone de Vincennes confirmèrent leurs observations. De ce fait à conclure qu’une canonnière cuirassée de fer battu serait invulnérable, la distance n’était pas grande ; elle fut bientôt franchie, et quelques mois après la Dévastation renversait, sans être entamée par soixante dix-huit boulets russes qu’elle recevait, les batteries de Kinburn[1]. L’air retentissait encore de l’écroulement des remparts de Sébastopol, que le canon atteignait des perfectionnemens équivalens à ceux du fusil et de la carabine. Il est acquis aujourd’hui que des portées de 9 kilomètres n’ont rien d’extraordinaire, et un inventeur offre en ce moment même de faire passer des projectiles d’une rive à l’autre du Pas-de-Calais. Tout à l’heure les portées n’auront de limites que dans la résistance du métal des pièces, et si cela importe peu pour les combats à terre, où l’on s’aperçoit rarement de très loin, il n’en est pas de même à la surface de la mer. Ne nous exagérons pas cependant les conséquences de ces nouveaux moyens d’attaque pour les villes maritimes. Les bombardemens ont toujours fait beaucoup plus de bruit que de mal ; ils sont plus terribles en imagination qu’en réalité : les seules victimes que fit au Havre celui de 1694 moururent de frayeur. Napoléon, dans ses préoccupations sur la défense des côtes, redoutait peu les bombes. « Les machines, les bombardemens mêmes, disait-il[2], sont comptés pour rien en temps de guerre. Les bombes ne font rien aux remparts, fossés, contrescarpes ; les bombes sont utiles, mais comme moyen combiné de siège en règle. Je ne sais ce que vous entendez par machines infernales ; les machines infernales ne sont rien. Les Anglais s’en sont servis contre Saint-Malo et plusieurs de nos ports : cela n’a abouti qu’à casser les vitres. » Les bombardemens, qui ne font que des plaies d’argent, coûtent surtout à ceux qui bombardent. Après la capitulation qui suivit l’attaque d’Alger en 1682, le dey Mezzomorto demanda à Duquesne quelle avait été la dépense de l’expédition, et sur le chiffre par lequel répondit l’amiral : « Que ton maître ne m’en donnait-il la moitié ! s’écria le renégat, qui savait compter, j’aurais moi-même brûlé de fond en comble la ville, qui est encore debout… » Les bombes ne sont très dangereuses que pour la propriété particulière, et la tendance générale qui est de mettre cette propriété en dehors des chances de la guerre doit restreindre de plus en plus l’emploi d’un moyen de destruction qui n’aboutit à aucun résultat militaire. La propriété de

  1. Voyez, sur la campagne de la Dévastation, la Revue du Ier et du 15 février 1858.
  2. Lettre au ministre de la marine du 9 septembre 1809.