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nombreux villages, ont une hauteur régulière à peu près double de celle des tours de Notre-Dame. Lorsque, après avoir creusé l’échancrure, les courans se sont amortis, le fond du cirque, devenu calme, a pris l’aspect d’une naumachie : une couche de sable s’est étendue au fond ; puis des végétations sous-marines s’y sont silencieusement superposées, et de grossières alluvions les ont recouvertes. Cette période de comblement a dû comprendre une longue suite de siècles ; M. Hébert, capitaine de port Quillebeuf, possède un plan du Marais-Vernier signé C. Chastillon et portant la date de 1580 : la terre et l’eau s’en partagent presque également l’étendue ; un petit bras de la Seine côtoie le pied de l’enceinte, et l’on sait que vers ce temps de petits bâtimens venaient à haute mer se charger de pierres, près de la Grande-Mare ; et du château du Marais, à des carrières dont le front de taille est encore à vif. Tel était le marais que vit Henri IV. L’ingénieur par les mains duquel il voulait dessécher tous les marais du royaume, Bradley, entreprit en 1617, en vertu de l’ordonnance du 15 novembre 1599, la mise en valeur de celui-ci. Il sut obliger la mer à se donner elle-même des barrières, lui fit déposer en avant du marais un bourrelet de sable et de terre qui lui en interdit l’entrée, et cet ouvrage de la nature dirigée par l’art s’est maintenu par sa propre stabilité depuis deux cent quarante ans.

En arrière de ce banc insubmersible, une surface de 1,715 hectares se trouve au-dessous du niveau des hautes mers, et cette cuvette, submergée l’hiver comme les polders de la Hollande, est sujette, dans sa partie tourbeuse et pendant les grandes sécheresses, à des incendies souterrains. C’est là le marais proprement dit ; il occupe près de la moitié de l’espace total compris entre le pied des gradins du cirque et le rivage tracé par Bradley. Ce marais est un foyer pestilentiel dont les exhalaisons dévorent les populations de plusieurs communes. La vigueur, la santé, sont des biens inconnus d’elles, et quand les victimes de l’infection sortent de l’aire où elle sévit, on les reconnaît à leurs traits livides, à leurs membres grêles, à leurs ventres ballonnés : leurs maladives existences sont courtes, et elles en voient arriver le terme sans inspirer ni ressentir de regrets. Il n’est pas rare de rencontrer dans les villages soumis à l’influence du marais des individus qui, jeunes encore, en sont à leur troisième ou quatrième mariage : la mort frappe à coups trop précipités pour laisser aux affections durables le temps de se former ; à peine les familles savent-elles se reconnaître dans les rapides évolutions de leur état civil, et des généalogistes de village font métier de démêler, au milieu de ces complications, les fils de transmission des héritages.

On a plusieurs fois projeté de compléter l’œuvre de Bradley. Des é-