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et de rapidités différentes, et elle gagnerait beaucoup à être complétée par une série d’observations attentives sur la marche de ces ondulations retentissantes. Malheur aux navires qu’elles surprennent dans les posées de la Seine ! Elles les renversent, les roulent, les submergent et les ensevelissent dans la vase, qu’elles soulèvent et laissent retomber. Ces désastres n’étaient nulle part si fréquens que devant Quillebeuf, où le flot s’engouffrait dans un étranglement subit : tout navire exposé aux coups de la barre y était considéré comme perdu, et l’équipage le quittait après y avoir agrafé un câble au moyen duquel on le retirait, s’il plaisait à Dieu, comme un poisson au bout d’une ligne ; de nombreuses pointes de mâts s’élevant au-dessus du sable et des flots témoignaient du reste de l’incertitude de cette manœuvre. Les endiguemens exécutés depuis cinq ans ont substitué une courbe à grand rayon au brusque renversement du chenal, et si la régularisation du lit n’anéantit pas sur ce point le phénomène de la barre, il en atténue tout au moins le danger. Les pilotes de Quillebeuf perdent ainsi les occasions d’exercer leur courage à la vue de leurs foyers, et s’ils n’avaient pas d’autres ressources, leur bourg ressemblerait à ces auberges à chevaux de renfort dont un redressement de route malencontreux supprime la clientèle ; mais l’atterrage du Havre est tout entier leur domaine, il leur appartient d’y guider les bâtimens en danger, et lorsque le navigateur lointain qui cingle vers le Chef-de-Caux voit à la lueur des éclairs une voile taillée en aile d’oiseau de mer bondir sur le dos des lames, il sait qu’il va recevoir un pilote de Quillebeuf.

Les populations ne conservent leur vigueur que sous un ciel salubre. Les habitans de Quillebeuf doivent leur énergie à la vivacité des vents qui balaient sans relâche leur territoire ; mais l’action de ces vents se fait à peine sentir en dehors du cours de la Seine, et ils laissent des miasmes délétères naître et s’appesantir à quelques milliers de pas du rivage. Le foyer intarissable de ces exhalaisons, c’est le Marais-Vernier. À 8,000 mètres à l’ouest-sud-ouest de la pointe de Quillebeuf s’avance la pointe de La Roque, plus haute, plus abrupte et presque aussi aiguë que sa voisine. Entre elles est taillée une échancrure en fer à cheval, monument de la puissance des courans qui, antérieurement aux temps historiques, ont corrodé le plateau du Roumois. La consistance et la verticalité des assises de pierre de cette enceinte ne permettent guère de supposer que l’action directe des eaux les ait mises dans l’état où nous les voyons ; il est plus probable que cette action se sera exercée sur des couches terreuses inférieures, et que l’enlèvement de celles-ci aura déterminé un grand écroulement sous-marin. Rien n’égale la majesté de ce cirque : l’arène a plus d’une lieue et demie de diamètre, et les assises, couronnées de