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le président Castellon et le général Jérès. Le général Jérès était en veine de franchise, et la solitude prêtait aux confidences. Je n’eus pas de peine à lui faire raconter sa vie politique, toute pleine qu’elle fût de tristes égaremens. Il avait débuté en 1846 par la carrière diplomatique ; il était secrétaire du ministre Castellon à Paris, lorsque ce personnage vint proposer au prince Louis-Napoléon, alors renfermé dans le château de Hara, de prendre en main l’opération du canal du Nicaragua. Rentré l’année suivante dans sa ville natale, il avait joué un rôle actif dans toutes les révolutions qu’elle avait provoquées, et il avait dû à chacune d’elles un grade nouveau, depuis celui de capitaine jusqu’à celui de général. Ce n’était pas une autorité régulière qui lui conférait ces grades, c’étaient ses propres partisans, les séides de sa cause, les muchachos de Léon, comme il les appelait. Il n’avait jamais reçu d’autre brevet que leur acclamation, et de fait sa popularité, qui était réelle, pouvait se passer de titré écrit. Appelé ainsi au généralat au début de la dernière lutte fratricide de Léon contre Grenade, il s’était associé aux mesures prises pour obtenir le concours de Walker et de ses bandes, et plus tard aux dévastations mêmes de l’envahisseur ; mais enfin ses yeux s’étaient dessillés. Cet homme lui était apparu dans sa triste réalité d’assassin et d’incendiaire, et il s’en était séparé comme ses concitoyens de Léon ; seulement, tandis que ses muchachos cabalaient encore par jalousie invétérée contre les chefs actifs de l’armée nationale, le général Jérès était redevenu soldat de l’indépendance, et il avait tâché de faire oublier à force de courage la faute qu’il avait commise en appelant l’étranger. Tout cela était dit froidement, presque légèrement, comme s’il se fût agi d’un tiers, avec de nombreux détails sur les dernières phases de la guerre dont nous parcourions précisément le théâtre accidenté.

Ce chemin du Transit, qui coupe l’isthme de l’est à l’ouest, du lac de Nicaragua au Pacifique, sur une longueur de six lieues, ressemblait à un chemin vicinal bien entretenu, de 3 mètres de large environ. Seulement les nombreux ponts dont il était coupé tombaient en ruines et nous forçaient souvent de passer à côté, quelle que fût la hauteur de l’eau. Le système de ces ponts n’avait pas exigé beaucoup d’imagination de la part des constructeurs. Ils avaient pour charpentes deux ou trois troncs d’arbres à peine équarris jetés d’un bord à l’autre, et pour tablier un certain nombre de planches placées sur ces traverses, mais ni clouées ni ajustées. À peine au sortir de San-Juan-del-Sur, la route se dirige vers l’intérieur en coupant une petite chaîne de collines boisées, où la hache a fait de nombreuses trouées. Nous rencontrions de temps en temps de grands hangars créés par la compagnie, sous lesquels se trouvaient encore