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de la rivière, le régulariser et l’amener à son moulin par un canal. M. Mora choisit le passage le plus étroit, de la vallée et le barra. Quand le muraillement fut fini, les hautes eaux l’emportèrent. Il recommença ; nouvel échec. Enfin la troisième fois le torrent fut dompté. Un barrage de quarante pieds de long, de quinze pieds de haut et de douze pieds d’épaisseur à son sommet, lui donna le bassin d’alimentation dont il avait besoin : travail extraordinaire de la part d’un homme qui n’avait pas d’ingénieurs à son service et qui n’avait rien vu de semblable à ce qu’il entreprenait. Toute l’organisation de son moulin attestait la même persévérance et le même sentiment industriel. Il en était arrivé ainsi à produire chaque année 12,000 quintaux de sucre, dont une partie servait à la fabrication de l’aguardiente dans la distillerie de l’état, et dont l’autre était exportée à Punta-Arenas pour les raffineries de Valparaiso.

Quand nous reprîmes la route de Punta-Arenas, vers les trois heures, le cortège n’était plus composé que d’une vingtaine de personnes, celles qui avaient été désignées par le président pour l’accompagner jusqu’à Rivas. Nous entrâmes presque immédiatement dans une région mamelonnée, où les cultures devenaient de plus en plus rares, où les savanes, les ravins et les collines étaient couverts d’énormes pierres noires évidemment semées par un cataclysme volcanique. Ces traces d’une éruption qui semblait avoir brûlé le sol occupaient plusieurs lieues carrées. On les attribuait à un volcan nommé le Dragon, qu’on me montrait au sud dans une chaîne qui court de l’est à l’ouest, et qui se termine au Pacifique par le piton échancré de la Herradura. Peut-être est-ce la Herradura elle-même, la reine de ce contre-fort des Cordillères, qui avait bouleversé ainsi, à une époque inconnue, le plateau tourmenté qu’elle dominait de loin. C’est du reste un phénomène général et caractéristique de l’isthme américain que la présence de ces énormes blocs volcaniques, entassés quelquefois comme de gigantesques dolmens, et qu’on retrouve partout, au fond des forêts comme dans le lit des torrens. Ils forment les assises des îles du lac de Nicaragua et les arêtes de ses promontoires. On ne peut faire un pas. sur ce sol extraordinaire sans remarquer ces pierres noires presque toujours arrondies, comme on ne peut regarder autour de soi sans apercevoir les cônes réguliers de cinq ou six volcans : merveilleuse région dont la formation géologique est encore un mystère, dont la surface recouvre encore des enfers inexplorés et des trésors inconnus, et qui mériterait plus que toute autre de servir de but aux recherches de la science comme aux exploitations de l’industrie.

On ne compte que vingt-huit lieues françaises de San-José à Punta-Arenas ; mais cette distance est quelque chose en Amérique,