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j’avais déjà reçu quelque commande pour un ouvrage du même genre. Je répondis que non. — Alors, me dit-il, faites-moi un « pendant, » et si quelqu’un venait à en avoir envie, vendez-le sans scrupule. Vous m’en feriez un autre. Je voudrais vous voir employé à des tableaux de cet ordre plutôt qu’à des portraits. — Peu de temps après, je reçus, pour des tableaux de genre, plusieurs demandes de lord Essex, du duc de Bedford, et de quelques autres encore. Lord Egremont me prescrivit de les exécuter immédiatement, et de réserver celui qu’il m’avait commandé pour le temps où les demandes un peu ralenties viendraient à me laisser quelque loisir. »


La suite de cette liaison si bien commencée répondit à tout ce que le jeune peintre pouvait en attendre. Lorsqu’en 1826, définitivement établi en Angleterre, il eut épousé miss Harriet Stone, lord Egremont invita les nouveaux mariés à venir passer une partie de l’automne, dans sa magnifique résidence de Petworth. Depuis lors, tant que vécut le propriétaire de ce magnifique séjour, cette invitation annuelle ne leur manqua jamais ; elle comprenait toute la famille. Quelques pages des Souvenirs de Leslie font bien ressortir l’aimable et originale figure de lord Egremont.


« Outre le Sancho, nous dit Leslie, j’ai peint pour lord Egremont trois autres tableaux du même ordre[1], et je travaillais au quatrième[2] dans le temps même où il mourut. J’ai peint aussi les portraits (en petit) de ses deux filles, lady Burrell et mistress King.

« Il a été le plus magnifique et en même temps le moins fastueux nobleman de toute l’Angleterre. Franc de parole jusqu’à la limite de la brusquerie, jamais il ne perdait son temps, et jamais il ne souffrait qu’on lui fît perdre le sien en vains discours. Après vous avoir annoncé quelque grand et généreux procédé, il vous quittait soudain, sans vous permettre de le remercier. Lorsqu’il prit garde à moi, il s’était presque entièrement retiré de Londres et vivait à Petworth, faisant autour de lui tout le bien possible. Rien de plus simple que sa manière de vivre habituelle. Une grande timidité, une grande réserve semblaient être le fond de sa nature. Ceux qui ne faisaient que l’entrevoir pouvaient aisément le croire orgueilleux : mais, comme sir William Beechey le disait de lui, il avait plus de « supportabilité » (put-up-abilily) qu’on n’en trouve chez la plupart des hommes. Il fallait lasser bien des fois sa patience avant qu’il prît la peine de se mettre en colère. Seulement, s’il venait à se fâcher, c’était pour tout de bon, et je l’ai vu plus d’une fois ordonner tout net qu’on mît à la porte certains personnages qui, trop familiarisés par ses bontés et par le laisser-aller qu’il tolérait à Petworth, avaient perdu de vue l’endroit où ils se trouvaient, et se conduisaient dans ce château (mansion) comme s’ils eussent été à l’auberge.

  1. Une scène du Taming the Shrew, de Shakspeare, Gulliver présenté à la reine de Brobdignag, et Charles II à Tillietudlem, scène tirée des Puritains d’Ecosse.
  2. La comtesse de Carliste portant sa grâce au comte de Northwnberland son père, prisonnier à la Tour.