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dés de l’esprit humain dans l’expression et la transmission des idées, sur la floraison naturelle du symbolisme et le développement mythique des traditions, ouvrent la plus vaste carrière à un esprit serein et résolu à tout voir. Lamennais n’était pas étranger à ce qui remuait si vivement l’Allemagne ; il connaissait, et il les énumère lui-même assez complètement, les principales prétentions du rationalisme érudit de ce pays : « que Jésus-Christ n’eut jamais dessein d’établir une religion distincte du judaïsme ; que l’église, ouvrage du hasard, ne fut d’abord qu’une agrégation fortuite d’individus, ou de petites sociétés particulières, dont quelques hommes ambitieux, secondés par les circonstances, formèrent une confédération générale. » Il savait « qu’à l’aide de ce qu’on appelle l’exégèse biblique, c’est-à-dire d’une critique sans frein, on niait les prophéties, on niait les miracles, on niait la vérité du récit de Moïse, et que la Genèse, au jugement de ces doctes interprètes, devenait un tissu d’allégories, ou, pour parler leur langage, de mythes et de pures fables ; que ces interprétations étaient universellement reçues, et qu’en élaguant ainsi de la religion tous les mystères, on arrivait au christianisme rationnel. » Là donc était l’ennemi ; il le savait, et c’est de ce côté qu’il devait aller à sa rencontre. Muni de la connaissance de l’hébreu et des langues modernes, capable d’embrasser des espaces étendus quand le goût d’argumenter ne l’entraîne pas, il était probablement, parmi les catholiques, l’un des mieux armés de ce temps-là. Mesurer dans toute son étendue ce nouveau champ de bataille, l’aborder de front, relever ces athlètes usés du dernier siècle, Bergier et les autres, pénétrer hardiment jusqu’aux principes, accepter les problèmes dans toute leur portée, donner enfin l’exemple de cette puissante controverse qui manque encore à notre littérature ecclésiastique, et relever un corps si nombreux, qui compte tant d’hommes instruits et de nobles caractères, d’une infériorité flagrante en histoire religieuse vis-à-vis du rationalisme envahisseur, telle était la mission qui s’offrait à lui d’elle-même, et qui lui semblait dévolue. Il ne l’accepta pas. Pourquoi ? Toute notre étude est la réponse à cette question. — Le fait est qu’il ne l’accepta pas. Comme un homme qui se sent battu d’avance dans une position mauvaise, il tourna le dos à l’obstacle, courut à un autre terrain, tira même sur les siens pour les forcer à se replier derrière lui. Et quel était ce nouveau terrain ? C’était le fameux dilemme de l’Essai sur l’Indifférence : tout ou rien, la foi ou la folie, l’autorité ou le néant. C’est cette alternative qui sera toute sa philosophie, et qu’il va s’évertuer à imposer à tout le monde ; c’est dans ce refuge sophistique qu’il va se retrancher contre la science nouvelle, la tenant pour non avenue, et la foudroyant de loin sans l’écouter.

Montrons en deux mots cette stratégie, car ce n’est pas autre