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Ces tableaux représentaient une défaite des soldats russes dont on voyait les cadavres amoncelés, ou qui étaient peints à genoux et demandant grâce aux Prussiens vainqueurs. Trop pauvre pour se donner le plaisir de les lacérer, elle courut acheter quelques couleurs à l’huile, obtint de se reposer dans cette salle, s’y barricada, et passa toute la nuit à regagner les batailles perdues en changeant le bleu et le blanc des vainqueurs contre les uniformes verts et rouges des soldats russes.

Dans un premier séjour à Paris, Mme Dachkof y vécut fort retirée, sous le pseudonyme de Mme Mikhailof, et ne vit que Diderot. Un de ses entretiens avec le philosophe roula sur la grande question actuellement à l’ordre du jour en Russie, et il peut être rapporté ici avec quelque à-propos. « Une fois, je m’en souviens, nous parlions de ce qu’il appelait l’esclavage des paysans russes. — Vous voudrez bien reconnaître, lui dis-je, que si je n’ai pas l’âme d’un esclave, je n’ai pas non plus celle d’un tyran : je puis donc sur ce point avoir quelque titre à votre confiance. Comme vous, j’ai pensé que la liberté pourrait être appliquée à nos paysans ; j’ai songé en conséquence à répandre le bonheur parmi eux, dans la mesure de mes moyens, en les rendant plus libres. L’expérience m’a bientôt démontré que l’unique effet de semblables mesures était de mettre les paysans à la merci de la couronne, ou plutôt à celle de tout petit commis qui entreprendrait de se livrer sous le masque officiel au pillage et à la malversation. La richesse et le bonheur de nos paysans, voilà les élémens mêmes de notre prospérité. On doit donc taxer de folie celui qui agirait de manière à tarir cette source de notre fortune. Les nobles sont les intermédiaires entre la couronne et les serfs ; il nous est par conséquent avantageux de défendre ceux-ci contre la rapacité des gouverneurs de province et des inspecteurs. Sur ce sujet d’ailleurs, je ne puis m’expliquer comme je le voudrais, bien qu’il ait été souvent l’objet de mes méditations. Dans ce moment, mon imagination se représentait un aveugle-né placé sur un rocher au milieu des plus effrayans précipices. Son infirmité naturelle lui fait seule ignorer les dangers de sa position ; il est gai, il mange, il boit, il dort, il écoute le gazouillement des oiseaux dont les chants sont d’accord avec l’épanouissement de son cœur innocent et satisfait. Tout à coup apparaît un oculiste qui, sans avoir réfléchi au danger de cette guérison, lui ouvre la paupière et lui rend la vue. Qu’arrive-t-il alors ? Un flot lumineux vient frapper son intelligence pour lui révéler seulement son malheur ; désormais il ne chante plus, il ne dort plus, il ne mange plus ; il est absorbé dans la contemplation des précipices et des torrens qui l’entourent, et qu’il lui est impossible de franchir. Il perd tout à coup son insouciance : je jette un dernier regard sur lui-même, et je le vois tomber victime du désespoir à la fleur de son âge. — Diderot s’élança de son siège comme par un mouvement mécanique, tant il avait été frappé à l’improviste par cette petite esquisse de mes sentimens. Il parcourut sa chambre à grandes enjambées ; puis soudain s’arrêtant et crachant avec une sorte de rage sur le parquet, sans se donner le temps de reprendre haleine : Quelle femme vous êtes ! s’écria-t-il. »

On ne saurait méconnaître qu’elle voyait juste, car ses désirs et ses craintes sont encore ceux de tous les penseurs russes, comme on peut s’en convaincre