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avant qu’il m’eût été possible de prononcer un mot : — Ma très chère princesse, dit-elle, attendez que vous vous soyez réchauffée pour m’apprendre ce qui vous amène à une heure aussi extraordinaire. En vérité, vous ne vous souciez pas assez de votre santé, qui est si précieuse pour le prince Dachkof et pour moi. — Alors elle m’ordonna d’entrer dans le lit, et après avoir bien enveloppé mes pieds, elle me permit enfin de parler. » Et c’est dans ce lit, les pieds bien enveloppés, que la jeune conspiratrice, préalablement d’accord avec l’archevêque de Novgorod, ayant appris de la grande-duchesse qu’elle n’avait encore formé aucune espèce de plan, combina celui qui, juste six mois plus tard, parvenait, sans effusion de sang, à faire de son amie une impératrice de toutes les Russies. Il faut lire dans ses mémoires toutes les péripéties de ce drame, dont on peut conclure, comme elle l’a judicieusement observé, qu’il n’est pas moins fatal au pouvoir des rois de baisser dans l’opinion publique que d’exercer la plus capricieuse tyrannie ; « d’où vient, ajoute-t-elle, que j’ai toujours considéré une monarchie tempérée, où le souverain est subordonné aux lois et en quelque sorte comptable vis-à-vis du sentiment public, comme une des plus sages institutions humaines. »

Cette aspiration sincère, car elle se fait souvent jour, vers une monarchie sagement pondérée, grandit le rôle que s’était imposé la princesse Dachkof dans une révolution terminée malheureusement par un crime auquel elle a si peu participé que le dégoût qu’il lui inspira et qu’elle ne sut pas dissimuler fut l’origine de sa disgrâce : je veux parler de la fin tragique de Pierre III, « Je fus tellement pénétrée d’indignation, dit-elle, à la nouvelle de cette catastrophe, qui souillait notre glorieuse révolution, que, tout en repoussant l’idée que l’impératrice se fût le moins du monde associée au crime d’Alexis Orlof, je ne pus prendre sur moi de mettre le pied au palais avant le lendemain. J’y trouvai l’impératrice, l’air abattu et visiblement préoccupée. Voici quel fut son langage : « L’horreur que me cause cette mort est inexprimable, c’est un coup qui me renverse. — Madame, lui dis-je, c’est une mort trop soudaine pour votre gloire et pour la mienne. — Je n’avais plus d’autre pensée, et dans le cours de la soirée j’eus ce qu’on peut appeler l’imprudence de dire, dans l’antichambre et devant un grand nombre de personnes, que j’espérais bien qu’Alexis Orlof sentirait maintenant plus que jamais que nous n’étions pas faits pour respirer le même air, et que j’avais l’orgueil de croire que désormais il n’oserait pas s’approcher de moi, même comme simple connaissance. À partir de ce jour, tous les Orlof devinrent mes ennemis implacables. » Ils lui nuisirent en effet auprès de l’impératrice, et comme si elle avait eu du sang autrichien dans les veines, elle ne récompensa les immenses services que lui avait rendus la princesse Dachkof que par le cordon de Sainte-Catherine, ne vint pas à son aide lorsque, restée veuve à vingt ans, elle fut réduite à élever ses enfans avec 500 roubles de revenu, et ne l’autorisa qu’après des instances réitérées à voyager à l’étranger.

Le récit que la princesse nous a laissé de ses voyages n’est pas la moins curieuse partie de son journal. À Dantzig, elle éprouva un accès de patriotisme, comme beaucoup de Russes lorsqu’ils ont dépassé les frontières de leur pays, à la vue de deux tableaux qui ornaient une salle à manger d’auberge.