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ces changemens de plan, ce souci de la forme, cette constante préoccupation de la grandeur et de la simplicité du style, tout cela révèle un esprit de noble race, de la race des Buffon, des Laplace, des Cuvier, de tous ces puissans constructeurs qui n’avaient pas, comme les savans d’aujourd’hui, renoncé à la synthèse, c’est-à-dire au vrai spectacle du monde. Enfin l’héroïque ardeur du vieillard ayant triomphé des obstacles, le premier volume du Cosmos paraît au mois d’avril 1845. La correspondance que nous avons sous les yeux fournit quelques détails intéressans sur l’accueil fait à l’œuvre de Humboldt en Allemagne d’abord et bientôt en Europe. Humboldt avait plus d’un ennemi dans la société prussienne ; les piétistes de Berlin, le parti catholique des provinces rhénanes le considéraient comme un adversaire secret du christianisme. La publication du Cosmos offrait une occasion naturelle à leurs attaques. Un journal qui prétend représenter le catholicisme sur les bords du Rhin, et qui n’exprime que la haine de la France, la haine des principes de 89, se chargea de commencer le feu. Six semaines après l’apparition de son livre, Humboldt écrivait à Varnhagen : « La Gazette du Rhin et de la Moselle, dans son numéro du 29 mai, me déclare coupable de voltairianisme ; elle m’accuse de nier toute révélation, de conspirer avec Marheineke, Bruno Bauer, Feuerbach ; elle m’accuse même, ipsissimis verbis, d’avoir dirigé l’expédition contre Lucerne, le tout à propos du Cosmos. » A Berlin même, les ennemis avaient parlé ; on avait dit au roi que le nouvel ouvrage de Humboldt était anti-chrétien et démagogique. Heureusement le roi, si faible vis-à-vis des piétistes, était dévoué à la science, au grand art, aux lettres sérieuses, et pour toute réponse aux calomnieuses insinuations de tel ou tel de ses conseillers, il avait adressé à Humboldt un billet contenant simplement les beaux vers que Gœthe met dans la bouche d’Alphonse, duc de Ferrare, lorsque le Tasse lui présente sa Jérusalem délivrée : « Je la tiens donc enfin dans mes mains, cette œuvre qu’en un certain sens je puis appeler mienne ! » C’était déjouer d’un seul mot les intrigues qui se préparaient à la cour.

Nous retrouverons tout à l’heure les colères des piétistes berlinois contre Alexandre de Humboldt et les vengeances que celui-ci confie à ses notes familières, mais ce ne sera plus à propos du Cosmos. Les lettres qui se rapportent à la publication du grand ouvrage ne renferment plus que des éloges signés des plus beaux noms. Après les vulgaires méchancetés des coteries locales, voici l’opinion de l’Europe qui se produit. M. de Metternich, qui avait un goût si vif pour les sciences naturelles, lui écrivait le 21 juillet 1845 :


« J’ai lu votre Cosmos… Pour vous exprimer l’impression que j’ai recueillie de ce livre, je ne puis mieux faire que de vous confesser naïvement l’état de