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sur le squelette humain. Vous faites la grimace et vous l’écoutez d’abord avec antipathie, puis avec intérêt, et à la fin de la séance vous le priez de revenir un autre soir. Il n’imite pas ces artistes et ces poètes qui vous présentent traîtreusement leurs poisons dans votre breuvage préféré, car il n’a en lui aucune des sournoiseries homicides de l’empoisonneur poétique ; il est de trop bonne race puritaine et anglo-saxonne pour pratiquer cet art de la trahison littéraire ; il joue franc jeu, fair play, avec ses lecteurs. Savant toxicologiste, il vous présente ses drogues dans de petits vases soigneusement étiquetés, qui laissent voir le liquide meurtrier, et il vous demande avec candeur si vous voulez en connaître par expérience le parfum, la saveur et les ravages particuliers que chacune d’elles exerce sur l’esprit et le système nerveux. Voici le poison du remords, qui possède la propriété de teindre toutes choses en noir aux yeux de l’âme et d’envelopper l’univers d’un crêpe funèbre ; le poison de l’égoïsme, qui vous donne la propriété de pénétrer les pensées les plus subtiles de ceux qui vous entourent et qui vous mord le cœur comme les fines dents d’un reptile ; le poison de la pauvreté, qui donne à l’âme toute sorte de petits tremblemens nerveux, de petites appréhensions bizarres, de petites timidités bienfaisantes, lesquelles, en paralysant en vous les forces qui font désirer le bonheur, vous empêchent de sentir le lourd fardeau de votre infortune ; le poison de l’orgueil, qui vous fait croire à l’existence d’un mur de glace entre vous et les hommes. Vous résistez, et vous répondez que si le savant chimiste vous eût insinué ses drogues sans vous prévenir dans votre potage ou votre café, vous seriez peut-être content d’avoir fait l’expérience ; cependant vous tentez l’épreuve malgré tout, et vous le remerciez, quoiqu’il vous ait rendu sombre pour tout un jour. Hawthorne présente ce spectacle assez curieux et fort rare d’un homme qui sait se faire écouter sans posséder aucune force de persuasion, aucun don de flatterie poétique, tout simplement par la seule puissance d’un talent réel dépourvu d’artifice. Il n’inspirera pas de tendresse à ses lecteurs, à l’exception peut-être de quelques cœurs aigris ou de quelques parias du sentiment ; mais aucun ne fera connaissance avec ses œuvres sans emporter la certitude qu’il s’est approché d’un homme rare et singulier, et sans lui rendre la justice qui lui est due.

Cette violence positive qu’il exerce sur l’imagination du lecteur contemporain, il l’exercera encore après sa mort, je le crois, sur le jugement de la postérité. Hawthorne ne sera pas plus populaire auprès des générations qui nous suivront qu’il ne l’est aujourd’hui parmi ses contemporains, car les cœurs ne se livrent pas à qui ne possède pas la tendresse, et cependant son nom ne sera pas oublié. Lorsque notre génération aura disparu, il s’écoulera un bien long