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M. Alexandre de Humboldt, l’auteur du Cosmos, l’ami de Gœthe et d’Arago, l’ami et le confident du roi de Prusse Frédéric-Guillaume IV, le savant qui honore le plus l’Allemagne du XIXe siècle, que la France a aussi le droit de revendiquer, et dont la gloire appartient aux deux mondes. En quelques mots, voici les faits : M. Alexandre de Humboldt, ami du roi, lecteur de la reine, passant souvent de longues heures à expliquer à ses augustes hôtes les écrivains classiques de la France, vivait naturellement au milieu de la société officielle de la cour et en voyait de fort près toutes les intrigues. Aux conférences intimes succédaient les réunions d’apparat ; ministres et courtisans défilaient alors devant cet observateur qui connaissait si bien les masques et les visages. Or l’ami du roi était un esprit libéral, nourri des idées du XVIIIe siècle et fort enclin à la raillerie. On pense bien que les incidens dont il était témoin, les propos qui frappaient ses oreilles n’étaient pas toujours de son goût, et comme ses protestations ne pouvaient éclater à la cour, que faisait-il ? Rentré chez lui, il prenait la plume, et traçait pour tel de ses amis de petits billets moqueurs où sa verve, longtemps contenue, prenait un libre essor. Le dernier survivant parmi ceux qui avaient été les compagnons de sa glorieuse carrière était M. Varnhagen d’Ense. Humboldt avait fréquenté autrefois, comme tous les savans et les artistes de Berlin, le salon de ce bel-esprit audacieux qui s’appelait Rachel Levin, et lorsque M. Varnhagen d’Ense, en 1814, avait épousé Rachel, des relations affectueuses n’avaient pas tardé à s’établir entre le savant déjà illustre et l’obscur gentilhomme. Varnhagen, qui s’est placé plus tard au premier rang parmi les écrivains du second ordre, Varnhagen, le biographe accompli des poètes et des généraux de son temps, le peintre de la société allemande et russe pendant les guerres de l’empire, n’avait pas encore quitté à cette date son rôle de spectateur actif ; il avait servi dans l’armée autrichienne, il s’était battu sous les drapeaux de l’armée russe, et certainement M. de Humboldt ne soupçonnait pas en 1814 que l’aide-de-camp du général Tettenborn serait salué un jour par Gœthe comme un des plus dignes ouvriers de la grande culture littéraire. Lorsque Varnhagen eut pris son rang, surtout lorsque l’ancienne société au milieu de laquelle avait grandi Alexandre de Humboldt se fut éclaircie peu à peu, après la mort de Gœthe, après la mort de son illustre frère Guillaume, l’auteur du Cosmos s’attacha de plus en plus à Varnhagen, qui, par ses souvenirs et ses ouvrages, représentait pour lui tout un monde disparu. C’est donc principalement dans ces vingt-cinq dernières années que Humboldt l’avait choisi pour confident. Chaque fois qu’il sortait mécontent des réunions de la cour de Berlin, il allait trouver Varnhagen, ou bien il lui adressait en quelques