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l’Europe. L’issue rapide des négociations que j’entamais à San-José, en 1858, serait d’ailleurs difficilement comprise, si l’on ignorait les circonstances et les travaux qui avaient précédé la conception définitive du projet et les combinaisons politiques et économiques qui devaient être la seule habileté et le seul prestige du négociateur.

Quelques mots suffiront pour préciser ma position vis-à-vis des hommes que j’allais entretenir d’un plan dont l’exécution me paraissait devoir appeler l’Amérique centrale à une vie nouvelle. Publiciste à une époque de pleine liberté pour la presse, j’avais continué avec ardeur sous un nouveau régime une tâche dont je ne prévoyais pas les difficultés. Fatigué enfin de luttes douloureuses sur lesquelles il est inutile d’insister, je cherchais un nouveau but à mes efforts. Ne pouvais-je poursuivre hors de mon pays quelque entreprise utile et en harmonie complète avec mes aspirations ? L’étude des questions étrangères, notamment des questions américaines, m’avait longtemps préoccupé. L’Amérique présentait à l’époque dont je parle (1854-55) un spectacle saisissant et bien propre à faire réfléchir sur les dangers des pouvoirs sans frein en bas comme en haut. Les États-Unis venaient d’accomplir la révolution intérieure qui porta la démocratie à la présidence dans la personne de M. Franklin Pierce, l’homme du bombardement de Grey-Town. Le flibustérisme fermentait d’un bout à l’autre de la grande république. Rien ne surnageait plus des traditions d’un glorieux passé, si ce n’est quelques noms whigs oubliés par la mort, mais impuissans contre l’esprit nouveau. Cuba, l’Amérique centrale, Saint-Domingue, les îles Sandwich même, étaient tour à tour menacés. Le droit de la force prenait possession des conseils supérieurs après avoir passionné les multitudes. Plusieurs événemens se produisaient alors coup sur coup dans l’ancien et dans le Nouveau-Monde, qui devaient appeler l’attention de l’Europe sur l’Amérique centrale, Nous touchions à la fin de 1854. M. de Lesseps venait d’obtenir du pacha d’Égypte le firman de concession de Suez. Presque en même temps on annonçait l’ouverture du chemin de fer de Panama, et l’année suivante Walker était maître du Nicaragua. La renaissance inattendue du bosphore africain se hait si intimement à la formule générale des relations directes de peuple à peuple et de la fusion des intérêts par la liberté commerciale, que j’en conclus immédiatement à la coupure parallèle de l’isthme américain, et que je présentai dès le premier jour ces deux grandes entreprises comme solidaires. Or, en soulevant ce dernier problème, j’ébranlais sans le savoir tout un monde latent de penseurs en expectative, de théoriciens, de voyageurs, de chercheurs intéressés ou désintéressés. C’est un des privilèges de la presse d’attirer à soi comme par enchantement, chaque