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habitation. La clairière occupait le sommet d’un large mamelon, et les troncs abattus dont elle était jonchée la faisaient ressembler à un champ de bataille abandonné. Du reste, la pelouse verte réjouissait la vue par cela seul qu’elle était unie et sans précipices. Au moment où j’allais demander à qui appartenait ce défrichement, le maître se montra, sortant d’une cabane voilée par la fumée, où une demi-douzaine d’Indiens paraissaient travailler sous ses ordres. Il avait entendu le bruit de nos montures, et il tenait une lettre à la main, sans doute à destination de San-José. Il échangea d’abord quelques mots avec mon guide en lui remettant la lettre en question, puis, se tournant de mon côté, il me demanda en espagnol si je voulais prendre une tasse de lait. Comme il m’assura qu’il avait aussi du café, je me laissai conduire à une seconde cabane plus éloignée, qui semblait être sa demeure personnelle. Celle-ci était bâtie en tiges de bananiers à claire-voie et divisée en plusieurs compartimens, dans l’un desquels j’aperçus un lit de sangles en fer. Le propriétaire me présenta un de ces fauteuils à dossier renversé fabriqués aux États-Unis, dont le balancement convient si bien aux habitudes de laisser-aller des pays chauds. Je savais déjà par ce détail et par le comfort relatif de son habitation que j’avais affaire à un Américain. J’avais surtout remarqué une petite bibliothèque de livres anglais, qu’on eût vainement cherchée dans le mobilier d’un Indo-Espagnol. Lorsque le café eut été servi, le jeune homme se leva, — car il était jeune encore et d’une belle figure, — et, se dirigeant vers l’entrée de sa chambre à coucher, il laissa tomber en guise de store, pour fermer cette ouverture, le drapeau étoile de l’Union américaine. — Voilà ma patrie, me dit-il fièrement.

— J’avais deviné un Américain du Nord, répondis-je, au courage et à la résolution que suppose une pareille plantation.

— C’est vrai. Il n’y a que les citoyens des États-Unis et les peuples d’Europe qui sachent ce que vaut le travail.

— Et depuis combien de temps êtes-vous ici ?

— Depuis bientôt deux ans. J’ai dix mille pieds de bananiers, vingt acres plantés de cacao, plusieurs autres cultures commencées, et dans trois ans je serai à la tête d’une magnifique hacienda. — Puis, m’interrogeant sur l’Europe, que je venais de quitter, le Yankee me demanda si le commerce ne s’était pas un peu relevé de la dernière crise. C’est tout ce qui l’intéressait et tout ce qui intéresse en général les Nord-Américains, les premiers marchands du monde. Je satisfis de mon mieux sa curiosité, et quand je le quittai pour continuer ma route, il me serra cordialement les mains et me souhaita un bon voyage en me traitant d’ami, selon la naïve formule de l’idiome castillan.

On compte cinq ou six stations du Muelle à San-José. Nous étions