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général Jerès et le père Vijil ; mais quand, au lieu du civilisateur, ce fut l’incendiaire et l’assassin qui se révéla, quand on vit cet homme répondre à la résignation du pays par la ruine des habitans et se jouer de la vie humaine avec le dédain d’un sultan d’Asie, on comprit que le prétendu régénérateur n’était qu’un pirate ambitieux, aussi dépourvu d’intelligence que d’entrailles, et la réaction qui se produisit sous l’impulsion vigoureuse de Costa-Rica sauva la nationalité espagnole. Il n’en est pas moins vrai que si Walker avait eu l’habileté la plus vulgaire et le moindre esprit de conduite, s’il avait seulement respecté les personnes et les propriétés, une partie de l’Amérique centrale tombait infailliblement entre ses mains, tant on était fatigué de l’anarchie.


VI. — LE PLATEAU DE COSTA-RICA.

Lorsqu’après quarante-huit heures d’attente, il me fut enfin permis de partir, j’appris ce qu’était la route de San-José par les montagnes qu’il faut gravir depuis le Muelle. Trois jours de pluie avaient détrempé les terres. J’eus à me prémunir, dès le premier pas, contre des escaliers de fondrières entrecoupés de racines énormes, de roches glissantes, et obstrués par une végétation si compacte qu’il fallait quelquefois se frayer un passage à coups de machete. Heureusement l’instinct de ma mule valait mieux que toutes mes précautions. Je m’y abandonnai sans réserve, et je ne tardai pas à me laisser gagner par le milieu si nouveau que je traversais. La nature tropicale me donnait là un échantillon de ses audaces et de son éternelle fécondité. À côté d’arbres géans droits et fisses comme des mâts, d’autres arbres gisaient renversés par leur propre poids, tombés d’hier, destinés à servir d’inépuisable aliment à une sève inépuisable : merveilleuse multiplication qui s’exalte de sa propre exubérance, et qui fait du sol de ces contrées un entassement séculaire de vie végétale et animale. J’aspirais surtout comme une idéale volupté cette atmosphère particulière aux forêts vierges, qui se compose de fraîcheurs éthérées et de senteurs aromatiques. De temps en temps, un bruit de flots orageux troublait l’immense solitude : c’était le Sarapiqui, devenu cataracte, dont le cours se précipitait sur notre gauche, contrairement aux indications de mes cartes. Quelquefois même nous l’apercevions tout à coup à travers le feuillage du haut d’une falaise à pic ; puis le torrent s’écartait de notre chemin en suivant ses capricieuses sinuosités, et la forêt redevenait silencieuse comme auparavant, fraîche et inaccessible comme toujours.

Il y avait deux heures que nous marchions ainsi, montant et descendant des pentes escarpées au fond desquelles il fallait franchir un ruisseau débordé, quand une clairière ouverte nous annonça une