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les formes possibles de charmilles, de massifs, de vallées profondes, accentuées au soleil par des reliefs puissans, étaient épuisées par ces bordures enchanteresses. Quelquefois l’horizon s’élargissait tout à coup et me rappelait, par l’ampleur des contours, les baies de Thérapia et de Beïcos dans le Bosphore. Un moment après, rapprochés de la terre par les exigences de la remonte, nous passions sous d’immenses arches de cent pieds de haut dont les courtines de lianes brochées de fleurs jaunes et rouges retombaient jusqu’à nous avec une incomparable majesté. Dans un pareil milieu, tout s’éclaire, tout se colore. Nous rencontrâmes deux ou trois habitations placées sur des berges de douze ou quinze pieds, et d’un effet ravissant. L’une d’elles était blanchie à la chaux et entourée d’une galerie peinte en vert, dont la couleur ressortait heureusement sur le vert plus tendre d’un bois de bananiers. Une voile latine, déjà gonflée par la brise, semblait attendre au bas d’un escalier qui descendait au fleuve. Une femme vêtue de blanc traversa la galerie, s’arrêta un instant à nous regarder, et disparut derrière un bosquet. — Voilà la vie heureuse, pensai-je, la vie à peu de frais, sans aucune des complexités de notre civilisation, la vie qui ignore les infirmités et les déceptions d’un ordre factice, telle en un mot que ceux qui l’ont goûtée ne peuvent plus rentrer dans le cadre étroit des sociétés européennes.

À six heures, la nuit était venue sans crépuscule. J’avais écarté les toiles goudronnées de ma tente, et je me laissais aller, à demi couché sur mon divan, aux vagues rêveries de la première heure nocturne. En face de moi, sur le fond d’opale du ciel, se dessinait vivement la Croix du Sud, que j’avais prise en amitié, et que je regardais comme mon labarum depuis que je l’avais vue monter sur mon horizon. Peu à peu mes idées se trouvèrent, et je m’endormis. Quand je me réveillai, la pirogue était immobile, et je me sentais plongé dans une profonde obscurité. J’étendis les bras pour soulever la capote ; elle était mouillée. Il était tombé pendant mon sommeil une de ces ondées fugitives, assez fréquentes dans la région arrosée par le San-Juan. On s’était empressé de me calfeutrer dans mon refuge, et pendant le grain le bateau était arrivé à la station qu’il devait occuper la nuit. Je regardai autour de moi. Nous étions amarrés à un tronc d’arbre, dans un passage étroit dont je pouvais, me semblait-il, toucher de la main les deux rivages. Des milliers de lucioles scintillaient dans le feuillage noir ; mais je ne sentis pas un seul de ces terribles moustiques dont on m’avait épouvanté. Du reste, pas un bruit dans l’air, si ce n’est un cri d’oiseau que je n’avais jamais entendu, auquel répondait un cri pareil à de grandes distances. Mes braves rameurs méritaient bien un peu de repos après quinze heures d’un travail continu. Je les vis se faire une