Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 28.djvu/584

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

multiplié les agens de surveillance, déployé une juste sévérité contre les délinquans de toute sorte. Il ne faut pas croire en effet que tout cabaretier soit un honnête commerçant qui attende paisiblement derrière son comptoir que les ivrognes viennent lui apporter l’argent de leur famille. Un cabaretier qui sait son métier à fond et qui est pressé de se retirer des affaires en revendrait à un usurier et à une courtisane dans l’art d’allumer la passion et de faciliter « à ses cliens » les moyens de se ruiner et de s’empoisonner. Cependant on ne lui applique pas l’article 334 du code pénal sur l’excitation à la débauche, on ne traite pas les dettes de cabaret comme les dettes de jeu. La mesure même qui semble la plus facile, et qui est en même temps la plus indispensable, celle qui consiste à forcer les détaillans de fermer leur établissement de bonne heure, rencontre souvent des difficultés presque insurmontables. À Lille, on a essayé une fois de faire fermer les cabarets à neuf heures du: soir ; mais les ouvriers ont réclamé sous prétexte que les cafés restaient ouverts jusqu’à minuit, et ils ont obtenu l’égalité devant la débauche. C’est à peine si on peut sortir d’une grande manufacture sans avoir presque aussitôt la vue blessée par une de ces cantines où tant d’ouvriers vont perdre leur santé et leur conscience : elles sont ainsi embusquées, entre l’atelier et la famille, entre le travail et le bonheur, pour appeler le vicieux, pour tenter le faible. Ce n’est pas une bien forte digue contre un pareil torrent que quelques règlemens municipaux et quelques sergens de ville. Quand même il y aurait une coalition de toutes les municipalités de France pour clôturer les cabarets au moment où les fabriques éteignent leurs feux, quand même tous les patrons feraient à l’ivrognerie une guerre à mort, on ne la vaincra pas, si on ne porte le remède jusque dans les cœurs.

Le libertinage est à la fois la suite et la cause de l’ivrognerie. On ne détruira jamais l’un sans l’autre, parce qu’il n’y a qu’un remède pour tous deux, c’est d’apprendre aux ouvriers à être heureux dans leur famille et de leur en fournir les moyens. De toutes jeunes filles sont entassées dans un atelier avec des enfans ou des femmes d’un certain âge, la plupart sans moralité. Qui veille sur elles ? Un contremaître, chargé seulement de diriger et d’activer leur travail ; le reste ne le regarde pas. Si la fillette est jolie et le contre-maître libertin, il abuse, pour la mettre à mal, de l’autorité qu’il a sur elle. Le patron ferme les yeux ; pourvu qu’il ne se passe rien de compromettant à l’intérieur de l’atelier. Les jeunes ouvrières qui ne retrouvent le soir qu’un père abruti par l’ivresse, une mère sans conduite et sans principes, ont-elles une chance, une seule, d’échapper à la corruption ? Loin de surveiller leurs filles et de leur enseigner les lois de l’honnêteté, il y a des mères qui leur conseillent de chercher