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effet ces jours-là dans les ateliers assez de bras, par conséquent assez de travail réalisé pour compenser les frais fixes. Ainsi la débauche des ouvriers compromet les intérêts de l’industrie en même temps qu’elle les ruine, eux et leurs familles. Beaucoup prolongent leur chômage volontaire jusqu’au mardi et même jusqu’au mercredi. Quand ce sont des fileurs ? Ils condamnent du même coup à l’oisiveté les rattacheurs, qui ne peuvent travailler qu’avec eux et sur le même métier ; quelquefois ils les emmènent malgré leur jeunesse pour les initier aux mystères du cabaret et leur donner les premières leçons du vice. Il se consomme à Amiens 80,000 petits verres d’eau-de-vie par jour ; on a calculé que c’était une valeur de 4,000 francs, représentant 3,500 kilos de viande ou 12,121 kilos de pain. À Rouen, le cidre ayant manqué ces dernières années et le vin étant hors de prix, les ouvriers ont bu de l’eau-de-vie. C’est le plus souvent de l’eau-de-vie de grain, dans laquelle on met des substances pimentées ; ils appellent cette boisson la cruelle. Il s’est débité à Rouen dans l’espace d’une année cinq millions de litres d’eau-de-vie, outre le cidre, le vin et la bière. Les médecins des pauvres et ceux des hôpitaux sont unanimes à constater les dangereux effets d’une excessive consommation de l’alcool sur la santé publique ; ils signalent des troubles digestifs, la dyspepsie, les engorgemens du foie, l’hypertrophie du cœur, et dans le système nerveux des désordres d’autant plus graves qu’ils sont héréditaires, une tendance à l’imbécillité ou à la démence, un tremblement général des membres, le delirium tremens. Rien n’est plus lamentable que cet abâtardissement de la race dans plusieurs grands centres industriels. L’opium ne fait pas plus de ravages en Chine. À l’exemple de leurs pères, les apprentis s’adonnent à l’ivrognerie ; on les voit dès l’âge de douze ou treize ans entrer par troupes dans les cabarets, la pipe à la bouche, et se faire servir une tournée sur le comptoir. Le maire de Douai a pris un arrêté pour défendre aux enfans de fumer ; à Lille, il est interdit aux cabaretiers de leur servir à boire, à moins qu’ils ne soient accompagnés par un parent. Il en résulte que le premier libertin venu leur sert de chaperon dans les cabarets et boit à leur écot. Ces habitudes font un contraste navrant avec l’aspect débile de ces enfans ; conçus dans l’ivresse, ils naissent peu viables, et ceux qui survivent sont accablés d’infirmités dès le berceau. La mortalité est effrayante parmi eux. On entend souvent une mère vous dire : Il me reste quatre enfans sur douze, ou quinze, ou dix-huit que j’avais, car les naissances sont nombreuses, quoique le chiffre de la population soit stationnaire ! Il n’est pas rare de trouver dans les villes industrielles de cette partie de la France une femme qui a eu dix-huit enfans. Presque partout, si on assiste à la sortie de la fabrique, on