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Vous pensez savoir, dis-je, tout ce qui concerne la marche ? Vous le pensez, n’est-il pas vrai ?… Eh bien ! comment supposez-vous que vos jambes tiennent à votre corps ? Elles sont en quelque sorte pompées par une paire de ventouses (cavités cotyloïdes, en forme de coupe), et tiennent là jusqu’à votre mort, voire quelque temps après. Vous pensez aussi sans doute que vous les mouvez, soit en avant, soit en arrière, au gré de votre vouloir ? Tout au contraire, leur rapidité d’action est exactement déterminée par leur longueur, comme celui du pendule. Vous pouvez, par un effort musculaire, altérer un peu cette proportion normale et les faire se mouvoir un peu plus lentement ou un peu plus vite, de même que vous pouvez accélérer pour un temps la marche du pendule ; mais vôtre allure habituelle n’en reste pas moins soumise au même mécanisme que les mouvemens du système solaire.

« Or justement, de même que nous trouvons une règle mathématique pour base de presque tous les mouvemens de notre corps, de même on peut supposer que la pensée a ses récurrences dans des cycles réguliers. Telle ou telle idée revient en nous périodiquement, à intervalles égaux. Cependant assez de suggestions accidentelles se jettent à travers ces cycles pour que la règle échappe à l’observation pratique. Prenez cet axiome pour ce qu’il peut valoir : à tout le moins reconnaîtrez-vous que, si certaines idées particulières ne se représentent pas à nous une fois par jour, une fois par semaine, il ne s’écoule jamais une année sans qu’elles traversent votre esprit. Celle que je vais formuler, par exemple, est sujette à ces retours intermittens. À peine est-elle exprimée par quelqu’un, et aussitôt un sourire d’acquiescement est sur les lèvres de celui ou de ceux qui l’écoutent. Oui, vraiment, ils en ont tous été frappés :

« Tout à coup la conviction naît en nous, prompte comme l’éclair, que nous nous sommes trouvés précisément dans les mêmes circonstances qu’à la minute actuelle ; une ou plusieurs fois déjà.


« — Certes, dit un des assistans, — personne qui n’ait éprouvé cela.

« La landlady déclara qu’elle n’avait aucune idée de ces notions bizarres. On se mettait ces choses-là dans la tête ; du moins c’était son avis.

« La school-mistress, — non sans quelque hésitation, — dit que ce sentiment lui était familier, et qu’elle ne prenait aucun plaisir à l’éprouver. Il lui faisait croire parfois qu’elle était un revenant.

« Le jeune homme qu’on appelle John se prétendit très au courant de la chose. L’autre jour encore, il venait d’allumer un cheroot, quand se fit jour en lui cette effrayante conviction que la même chose lui était arrivée déjà bien des fois dans des circonstances identiques. À ces mots, je le regardai sévèrement, et sa physionomie redevint sérieuse, au moins de mon côté, car je le vois de profil seulement, et je sais qu’une moitié de son visage peut ricaner et cligner de l’œil, sans que l’autre ait l’air de s’en douter. »


« — Il y a bien des choses à remarquer là-dessus, repris-je incontinent. Primo, il s’agit souvent dans ces récurrences d’un état mental qui n’a rien d’extraordinaire et qui a dû se reproduire fréquemment. Secundo, l’impression