Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 28.djvu/425

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de l’Union. Le révérend M. Milburn nous raconte[1] qu’après avoir exhorté pendant quelques années, sa santé profondément altérée et une cécité presque complète le réduisirent au rôle de collecteur de quêtes. C’est en cette qualité que, vers l’année 1845, il se trouvait, à peu près sans le sou, à bord d’un bateau à vapeur qui de Cincinnati devait le conduire à Wheeling. Parmi les passagers embarqués avec lui se trouvaient bon nombre de membres du congrès, soit du sénat, soit de la seconde chambre, qui se rendaient à Washington. Ces messieurs causaient, riaient, jouaient sur le pont en fumant leurs cheroots et leurs panatellas, sans trop s’inquiéter du pauvre jeune quêteur qui les guettait d’un œil curieux, attentif à leurs moindres propos, à leurs moindres gestes, espérant s’instruire et s’édifier, mais cruellement désappointé en définitive par la légèreté mondaine de leurs propos, et fort scandalisé d’entendre « jurer et blasphémer » ces « représentant du peuple souverain. »


« Le dimanche matin, poursuit notre missionnaire, quelques passagers, sachant ce que j’étais, vinrent me demander un sermon. Je saisis avec empressement cette occasion de confesser publiquement ce que j’avais sur le cœur. À dix heures, j’avais devant moi trois cents auditeurs attentifs. Jamais je ne m’étais vu à pareille fête, mais je me sentais au cœur une résolution invincible, et, arrivé à la fin de ma harangue, cédant à l’impulsion qui me dominait : « Je vois ici, m’écriai-je, des hommes appelés à représenter le peuple américain, non-seulement comme professant certains principes politiques, mais aussi comme pouvant donner une idée de sa condition morale, intellectuelle et religieuse. Je les ai observés avec soin, et s’il me fallait juger de la nation dont ils sont les délégués par ce que j’ai vu sur ce bateau, je devrais conclure que cette nation se compose de blasphémateurs, de joueurs et de débauchés. Un étranger s’en serait fait cette idée. Il penserait que notre république est à cette heure en pleine décomposition, en pleine décrépitude. Songez de plus à ce que votre exemple a de périlleux pour la jeunesse. Craignons que la contagion de nos vices n’arrive, de proche en proche, jusqu’à ceux qui sont l’espoir de la patrie. Comme citoyen, vous m’avez révolté ; comme ministre du Christ et prédicateur de son saint évangile, je me dois de vous dire que si vous ne luttez contre vos mauvais penchans, et faute d’un repentir sincère, vous serez infailliblement damnés. »


Nous voudrions, avant de passer outre, — et pour bien établir la différence des deux pays, — nous demander et demander à nos lecteurs si jamais ils ont pu concevoir l’idée de rien qui ressemble à la scène ainsi décrite. Elle est doublement inouïe pour nous. Nos députés, nos pairs, nos sénateurs, si l’on veut, observent mieux les lois du décorum, et ne se commettraient pas ainsi sous l’œil du public ;

  1. Ten Years on Preacher Life, chapters of an autobiography. Ce volume, d’abord publié en Amérique, a été réimprimé à Edimbourg par la maison Ballantyne.