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en sables et en vases ce qu’elle perdait en volume d’eau et en vitesse. Est-ce un bien, est-ce un mal au point de vue du canal futur, dont le Colorado se présente comme un magnifique tronçon de 550 mètres de large et de 4 à 7 mètres de profondeur ? Le moment n’est pas encore venu de vider ce débat ; mais on comprend qu’en s’attribuant les trois quarts ou les cinq sixièmes des eaux du fleuve, le Colorado enlevait au bras de Grey-Town l’intensité de courant dont il avait besoin pour maintenir les dimensions de sa passe, et que dès lors tout devenait possible dans un temps donné, même la transformation de la baie en marécage ou son envahissement par l’active végétation des mangliers.

Telle était la situation du port de Grey-Town dans les premiers mois de 1858, au moment où j’étais appelé à ouvrir une enquête sérieuse sur les difficultés de la navigation du San-Juan. Je fus d’abord frappé des ravages causés par la consolidation des vases, dans l’intérieur de ce vaste bassin. L’embarcation qui m’avait amené avait dû faire un long détour pour arriver jusqu’au wharf, quoiqu’elle ne tirât pas plus d’un pied et demi d’eau. L’embouchure du fleuve, ouverte au fond de l’hémicycle à la droite de la ville, était obstruée par un archipel indéfiniment prolongé, dont les mamelons de roseaux attestaient la formation récente. Jusque devant la ville s’étendait une nappe verte formée d’une espèce de nymphéas à feuilles épaisses et à fleurs bleues, au milieu de laquelle se dressaient deux ou trois îles flottantes, dont l’une portait quelques arbres et la cabane solitaire d’un Américain. Évidemment l’envasement marchait à grands pas, car du jour au lendemain les passages fréquentés devenaient plus étroits et plus enchevêtrés de plantes aquatiques. Quant à l’entrée du port au bout de la pointe de sable, elle avait encore 300 mètres de largeur et vingt-deux ou vingt-quatre pieds de profondeur ; mais les trois-ponts n’y pouvaient plus passer. Les frégates seules et les bateaux à vapeur mouillaient encore en dedans de la jetée, et on pouvait prévoir, — ce qui est arrivé en 1859, — que les steamers même de la malle royale britannique, avec leur tirant d’eau de Il mètres environ, seraient obligés de jeter l’ancre en pleine mer à deux ou trois milles du rivage.

Cependant, si ce premier coup d’œil inspirait quelques craintes, un examen plus attentif ne permettait pas le moindre doute sur l’instabilité essentielle de ces agrégations de sable ou de boue et sur le peu de résistance qu’elles offriraient à l’action d’un courant régulier artificiellement établi. Dans une ville comme Grey-Town, qui date de trente ans à peine, et dont le fils du premier colon, M. Samuel Shepherd, investi des fonctions de juge supérieur, est encore un jeune homme, on a bien vite compulsé les archives du passé. Or ces archives,