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double hospitalité de M. Antonin de Barruel et de don Juan. Ce dernier avait, disait-il, une chambre à ma disposition, luxe énorme dans ces parages. Je m’y fis conduire immédiatement. La maison faisait face à la mer, au bout du wharf même où j’avais débarqué. Je montai un escalier en bois, j’arrivai sur une galerie extérieure ; on ouvrit une grosse porte verte et deux fenêtres latérales fermées comme la porte, et je me trouvai sur le plancher nu d’un grenier couvert par un toit aigu de feuilles de palmier : c’était la fameuse chambre qui m’était destinée, la seule qu’on pût trouver dans la ville depuis le bombardement de 1854.

J’avoue que je fus un peu désappointé. Ce grenier d’une maison en planches, ouvert à tous les vents, sans vitres[1], sans jointures, sans meubles, me parut un assez triste séjour. Et puis j’avais l’imagination pleine de récits effrayans, de serpens trouvés sous les lits, de bêtes venimeuses pullulant dans les habitations, et mon nouveau domicile me semblait admirablement disposé pour servir de refuge à ces hôtes malfaisans. Je n’avançais donc qu’avec une certaine hésitation. Le toit semblait à peine appuyé sur le bord du plancher, et les interstices étaient assez larges pour livrer passage aux plus gros boas. Je finis cependant par me rassurer. La brise de mer m’apportait d’ailleurs des fraîcheurs très appréciées sous ces heureux climats. Je m’arrêtai un moment sur la galerie pour jouir du coup d’œil de la baie, et, après avoir déposé mes bagages sur le plancher qu’on venait de balayer, je me laissai conduire pour dîner à l’autre bout du village, dont je pus ainsi connaître tout l’ensemble. Qu’on se figure une pelouse du bois de Boulogne, grande comme le Pré-Catelan, et bordée d’un côté par la mer, de l’autre par une forêt tropicale inaccessible : tel est l’emplacement de San-Juan-del-Norte. Sur cette pelouse, on a tracé deux ou trois rues parallèles au rivage, dont la première seulement est garnie de maisons dans toute sa longueur. Ces maisons, il faut le dire tout de suite, sont des baraques en planches couvertes en chaume de palmes et d’une construction tout à fait primitive. Ainsi l’ont voulu les destins, représentés par le génie destructeur des Yankees. Ni plafonds, ni fenêtres, ni meubles autres qu’un lit de sangle sans matelas, une table, quelques chaises américaines et un moustiquaire. Sauf quelques rares maisons particulières plus comfortables, blanchies à la chaux et distribuées à l’européenne, ces baraques sont des magasins ou plutôt des bazars ou se rencontrent les produits les plus usuels de l’Europe et des États-Unis, mais des produits sans acheteurs depuis

  1. Il n’y a dans toute la république de Nicaragua qu’une seule maison dont les fenêtres soient garnies de vitres. C’est celle d’un Anglais à Léon.