Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 28.djvu/352

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Un quart d’heure après, toute la ville savait que « le plus dévoué défenseur de l’indépendance centro-américaine » venait de débarquer. Les suppositions se donnaient pleine carrière, et les circonstances prêtaient aux interprétations les plus erronées. Je fus obligé, pour y mettre un terme, de me composer un rôle tout inoffensif. J’étais un simple explorateur, un curieux, un naturaliste avide de pays nouveaux, désireux d’enrichir la science par des collections ou des découvertes. Je m’intéressai à toutes les singularités locales, j’interrogeai les hommes spéciaux, je commençai même un embryon de musée, ce qui devait du reste me donner l’occasion de faire connaître à la France un pays dont elle savait à peine le premier mot. Cette ruse innocente réussit aussi bien que le permettait l’état des esprits, et détourna surtout complètement l’attention de la question du canal[1] .

Pour apprécier sainement la position qui m’était faite, il faut se souvenir que plusieurs mois auparavant sir William Gore Ouseley avait été chargé par le cabinet anglais d’une mission spéciale dans l’Amérique centrale. L’annonce de cette mission avait produit un grand effet aux États-Unis, où le traité Clayton-Bulwer était déjà battu

  1. Un court passage d’une correspondance singulière publiée alors dans le New-York Herald mérite d’être cité comme un indice assez exact des dispositions qui m’accueillirent à Grey-Town.
    « San-Juan-del-Norte, 10 juin 1858.
    « Il est certain que M. Belly a d’autres desseins sur le Nicaragua que d’y collectionner des spécimens d’histoire naturelle pour le musée impérial. La stabilité de la Banque de France et, comme conséquence mathématique, la stabilité de la dynastie napoléonienne dépendent, on le sait, de leur crédit. Une prime de plus de 60 millions de francs sur l’or a été payée dans cette intention en 1856 et 1857 aux banquiers juifs. La France sent actuellement le besoin d’avoir dans sa dépendance un pays tributaire produisant de l’or, qui soit pour elle ce que la Californie est pour les États-Unis, l’Australie pour l’Angleterre. Aucune contrée à la surface du globe ne contient dans une même étendue de territoire de plus riches métaux précieux. Les districts de Segovia, Matagalpa et Chontalès sont couverts de mines d’or et d’argent dépassant de beaucoup en produit net les plus fameuses mines du Pérou et du Mexique. Toutes ces mines sont d’un facile accès et situées dans une contrée aussi fertile que salubre… On croit que les chefs politiques de Costa-Rica et Nicaragua, en redoublant d’efforts pour fermer récemment ces mines précieuses, avaient en vue ce grand projet Belly, qui consiste à égaliser les revenus en lingots des trois grandes puissances : la France, l’Angleterre et les États-Unis… Ainsi M. Belly n’est plus un voyageur naturaliste ! Il fait ses calculs, et trouve que l’or et l’argent peuvent circuler à Paris à 5 pour 100 au-dessous du cours actuel de la monnaie en Europe. Il économisera l’immense intérêt payé aux juifs au grand profit des propriétaires. Il s’assure immédiatement avec Costa-Rica et Nicaragua une souveraineté de 10 pour 100 sur tous les métaux précieux extraits du sol de ces contrées, ce qui donne à M. Belly le plus magnifique monopole du monde ! Il a soin de mettre sa concession sous la protection de l’empereur et insinue modestement que l’empereur établira un protectorat sur le Nicaragua, et que même il construira le canal par lui projeté autre fois. » New-York Herald du 30 juin 1858.