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usage sur les cours d’eau de l’Amérique centrale, et qui, manœuvrées par des espèces de démons presque nus, armées de palettes ressemblant à des nageoires de requins, bravent les rapides des fleuves, résistent aux tempêtes, remontent les courans les plus impétueux, et font pénétrer nos produits, nos idées et notre influence dans les régions centrales les plus inaccessibles à notre contact.

En revanche, Carthagène me frappa par son grand air[1]. Peu de villes américaines se présentent sous des dehors aussi pompeux. Sa rade en fer à cheval, l’une des plus vastes du monde, sa longue ligne de remparts, ses églises, ses palais, ses fortifications toujours debout, rappellent la splendeur passée de cette reine des Indes qui monopolisa pendant deux siècles tout le commerce de l’Amérique, et qui servait de refuge inviolé aux galions de l’Espagne contre les croisières de l’Angleterre et les coups de main de la piraterie. Il en est de Carthagène comme de Constantinople : il ne faut pas la voir de trop près. Ses forts n’ont plus ni soldats ni canons, ses édifices se lézardent ou s’écroulent, son port s’ensable, son commerce est éteint. Une seule chose est restée vivante sous ce beau ciel, et donne de l’éclat au moindre pan de mur et du charme à la hutte la plus misérable, la végétation luxuriante de ses cocotiers et de ses mangliers.

En sortant de la passe de Carthagène sous la conduite d’un pilote sambo, le Thames n’avait qu’une bordée à courir pour entrer dans la baie d’Aspinwall, appelée Navy-Bay. Sa route était indiquée par la corde de l’arc de cercle que forme le golfe de Darien, dont la courbe presque pointue s’enfonce dans les terres à la rencontre du Rio-Atrato, l’un des passages interocéaniques de l’avenir. Malheureusement deux ou trois nuages noirs, grands comme le fond d’un chapeau et immobiles au nord, rendaient les marins soucieux. L’indice n’était pas trompeur : une des bourrasques subites de la mer des Antilles nous prit à une lieue en mer et nous accompagna jusqu’à Colon, non sans avoir singulièrement ralenti notre marche. Enfin le 12 mars, à quatre heures du matin, je sentis que le navire s’arrêtait. J’avais été roulé toute la nuit dans ma cabine comme un caillou dans un torrent. Je m’endormis de lassitude, et quand je me réveillai deux heures plus tard, j’entendis sonner la diane tout près de nous. C’était une frégate américaine, mouillée à deux encablures de notre steamer, qui commençait sa manœuvre du matin. La ville que les Espagnols nomment Colon et les Américains Aspinwall s’étendait devant nous, à l’est, sur une plage basse, sablonneuse, terminé

  1. On a pu lire, sur Carthagène, Sainte-Marthe et la Sierra-Nevada de la Nouvelle-Grenade, d’intéressantes études de M. E. Reclus dans la Revue du 15 décembre 1859, 1er février, 15 mars et 1er mai 1860.