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régulier. Je retrouvai à bord quelques-uns des passagers de l’Atrato, notamment un jeune consul bolivien que la dernière révolution de son pays rappelait inopinément en Amérique. Le sérieux de sa causerie, alternée de français et d’espagnol, tranchait avec le vide désolant de ses compagnons sud-américains. Ces derniers, qui pour la plupart venaient de quitter la France, semblaient n’avoir compris de notre civilisation que la supériorité de certains plaisirs excentriques. Le Bolivien, lui, songeait au contraire à son pays, au malheur des révolutions qui le troublaient, au parti qu’un gouvernement sage pourrait tirer de ses ressources avec de la sécurité, avec un peu de patriotisme et d’intelligence.

— Je doute, me dit-il, que la vue du continent américain vous fasse éprouver quelque chose d’aussi vif que ce que j’ai ressenti moi-même en touchant pour la première fois le sol européen. Vous allez, vous, de la civilisation extrême à la quasi-barbarie ; je venais, moi, de la quasi-barbarie, et je tombais sans transition en pleine civilisation. Vous expliquer ma première impression serait impossible. Je suis arrivé à Southampton à l’entrée de la nuit ; on m’a transporté sur un chemin de fer qui est parti aussitôt comme un ouragan. Je ne connaissais d’autre moyen de locomotion terrestre que les mulets de La Paz et les petits chevaux de nos montagnes. Le chemin de fer de Panama n’était pas construit alors, et j’avais dû traverser l’isthme comme on l’a traversé jusqu’en 1853, à dos de mules, à travers des fondrières mouvantes, et avec des fatigues et des souffrances horribles. À peine arrivé en Europe, je me trouvais dans un petit salon, comfortablement assis, un tapis et de l’eau chaude sous mes pieds, et j’étais emporté avec une vitesse que je ne pouvais apprécier, mais qui me semblait fantastique. J’arrivai à Londres à dix heures du soir. On me fit traverser toute la ville dans un cab. Ces magnifiques rues, ces monumens, cette foule, cet immense mouvement de l’immense cité, produisirent en moi une sorte d’idiotisme. Ces millions de becs de gaz surtout renversèrent toutes mes supputations d’homme primitif, et me laissèrent hébété. Songez que La Paz, notre capitale, n’a que douze mille habitans, et que les réverbères y sont aussi rares que les voitures. Mais quand le lendemain je parcourus en plein jour les boulevards de Paris, ce que j’éprouvai dépasse toute expression. Après six ans de séjour en France, je ne puis penser encore à cette époque ou à ces émotions sans me sentir bouleversé, et si je retourne aujourd’hui dans mon pays pour obéir aux ordres de mon gouvernement, c’est avec l’arrière-pensée d’abréger le plus possible mon exil, pour revenir dans ce Paris rayonnant qui me semble ma véritable patrie.

Or, au moment où le jeune Hispano-Américain m’exprimait des