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aux rayons argentés de la pleine lune. L’orchestre se composait de deux violons et d’un tambour de basque manœuvres par des matelots. La scène avait pour décoration le double sillage étincelant de l’astre et du steamer et la silhouette noire des cordages et des bastingages à claire-voie. C’eût été une fête charmante à bord d’un transatlantique français.

Le 2 mars, à deux heures de l’après-midi, il se fit tout à coup un grand mouvement sur le pont, et toutes les lorgnettes se dirigèrent à gauche vers une espèce de roche nue, à fleur d’eau, sans végétation et sans habitans. Je demandai le nom de cet îlot sauvage. C’était Sombrero, l’avant-garde des Iles-Vierges, le premier piton de cette chaîne de volcans sous-marins qui se prolonge si régulièrement du nord au sud jusqu’à la Trinidad, et dont les larges sommets ont pour couronnement les Petites-Antilles. A six heures, une silhouette de montagne aplatie se dessina au sud-ouest. La nuit arrivait rapidement. Peu à peu la silhouette se rapprocha. À notre droite se développait un rideau de collines abruptes. Nous côtoyions le groupe stérile des Iles-Vierges, et nous cherchions impatiemment dans ces masses noires le phare qui devait nous signaler le port. Enfin, au dernier moment, la lune illumina notre route. Nous doublâmes un rocher solitaire qui se dressait devant nous comme le gardien muet de la passe. Le navire marcha encore quelques minutes au milieu d’un silence profond, puis une fusée enflammée s’élança de l’avant. Une autre fusée lui répondit de terre. On nous avait reconnus. L’Atrato tira son coup de canon d’arrivée, tandis que des feux errans semblaient se multiplier sur la plage, et quelques instans après, à neuf heures et demie du soir, — il était deux heures du matin à Paris, — l’écroulement des chaînes de l’ancre nous annonça que nous étions mouillés dans la rade de Saint-Thomas.

Le lendemain, à cinq heures, j’étais debout sur le pont, une lorgnette à la main, attendant le lever du soleil et jouissant déjà d’une température digne de l’Éden. Je savais, sur la foi des géographes, que Saint-Thomas n’était qu’un écueil aride dont le Danemark avait fait une station commerciale importante par une simple déclaration de franchise de droits. Cette île était même restée dans mes souvenirs d’économiste comme un exemple péremptoire de ce que peut la liberté pour créer la richesse naturellement là où elle ne saurait exister ; mais j’étais loin de m’attendre à un tableau riant sur une plage que je supposais ingrate et désolée. Quelle ne fut pas ma surprise d’embrasser une enceinte circulaire d’un vert de mousse, au fond de laquelle se dressait une véritable cité orientale, distribuée et coloriée comme un décor ! L’entrée de la baie regarde le sud, ce qui nous avait forcés de faire le demi-tour de l’île pour y arriver, et