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qui devait appartenir à l’île portugaise de San-Miguel. Nous nous trouvions, malgré le vent debout et les courans contraires, au milieu de ce groupe fameux des Açores, qui sert de sentinelle avancée aux grands parallèles. Le temps néanmoins était toujours frais et orageux : ce ne fut même qu’en approchant de Saint-Thomas que nous sentîmes le contact généreux des effluves tropicales ; mais le flot se calmait peu à peu, le thermomètre montait par soubresauts, et déjà les brumes du nord s’effaçaient par éclaircies devant de soudaines inondations de lumière.

L’Atrato, dont le nom est emprunté à une rivière de la Nouvelle-Grenade, avait d’abord filé de onze à douze nœuds à l’heure. Quand nous approchâmes des chauds horizons, sa marche devint plus rapide, et dépassa même quinze milles. C’était alors une des principales distractions de la journée d’aller lire, dans un cadre accroché près de la chambre du capitaine, toutes les indications qui nous intéressaient : la distance franchie depuis la veille, la vitesse moyenne du navire, le point qui venait d’être relevé, et le nombre de milles à parcourir encore jusqu’à Saint-Thomas ou plutôt jusqu’à Sombrero. On suivait ainsi jour par jour le développement de la diagonale presque mathématique qui nous menait aux Antilles du nord-est au sud-ouest, et qui devait couper le tropique du Cancer en biseau par le 58e degré de longitude occidentale[1].

Le 1er mars, nous touchâmes enfin à cette frontière désirée de la zone torride. Le divorce avec la vieille Europe était consommé. Il n’y avait plus que trois cent soixante milles à parcourir jusqu’à Sombrero, et nous faisions en moyenne trois cents milles par jour. Les signes précurseurs d’autres rivages se pressaient autour de nous. Nous avions rencontré la veille ces amas de fucus qui jadis avaient épouvanté les compagnons de Colomb, et qu’on a nommés depuis les « raisins du tropique. » Les oiseaux des îles voisines traversaient par troupes le ciel bleu, non sans se poser un moment sur les hautes vergues. Des milliers de poissons volans rasaient le flot comme des hirondelles, l’effleurant de distance en distance pour y retremper leurs ailes noires déployées en éventail. La chaleur était loin d’être excessive ; elle ne ressemblait en rien à la canicule sèche et étouffante de nos étés : l’air ambiant était tiède et frais à la fois, on s’y sentait complètement vivre ; tous les petits malaises, toutes les inquiétudes irritantes de nos climats avaient disparu. Le soir, il y eut bal

  1. A bord d’un steamer anglais, on ne peut guère se servir que des longitudes anglaises ; mais il serait bien à désirer qu’en attendant l’uniformité des poids et mesures, les nations qui lèvent des cartes s’entendissent enfin pour n’avoir qu’un même méridien, dût-on laisser à l’observatoire de Greenwich le privilège dont il est si jaloux, et que d’ailleurs, toute autre considération écartée, le seul nom de Newton lui mériterait.