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de mérite dont ils n’ont pas le sentiment, impose à tous l’obligation de ne jamais écouter leurs propres sentimens.

Ce qui peut se mêler d’erreurs ou d’exagérations aux idées de M. Ruskin, je me suis peu arrêté à le discuter. Il m’a semblé plus utile de chercher à faire comprendre ce qu’étaient ces idées : elles ont beaucoup plus de nouveauté pour la France que n’en pourraient avoir toutes mes propres objections. D’ailleurs c’est surtout à l’égard de la peinture que M. Ruskin arrive à des conclusions qui manifestent clairement ce que je crois faux et dangereux dans sa propagande, et comme il doit bientôt publier le cinquième et dernier volume de son grand ouvrage sur les Peintres modernes, il vaut mieux attendre qu’il ait dit son dernier mot pour tenter de le juger. C’est assez de faire observer pour le moment combien la préoccupation de la signification ou, si l’on aime mieux, de la pensée prédomine chez lui sur le souci de l’effet, de l’impression que l’œuvre peut causer, et comment cette prédominance excessive de l’intelligence tend à fausser ses jugemens ou du moins à les rendre exclusifs par suite de la trop petite part qu’il fait à l’élément plastique. Il en est un peu de cela comme de l’amour : il est bon que l’estime, le respect, la sympathie intellectuelle viennent s’y joindre, et tant qu’ils ne prennent pas trop le dessus, ils ne font que lui donner plus de puissance pour pénétrer et enivrer l’âme ; mais s’ils viennent à l’emporter outre mesure, adieu l’ivresse, adieu la plus merveilleuse poésie de la vie ! De même on peut dire : Adieu la magie de l’art, adieu les émotions qu’il peut seul causer, s’il veut trop jouer le rôle de la science, de la poésie, de la morale, si, pour satisfaire davantage les facultés qui sont le propre du penseur, du poète, de l’homme qui n’est point artiste, il songe trop peu à satisfaire les instincts plastiques qui distinguent le peintre et le sculpteur, les facultés particulières qui entrent plus ou moins dans l’organisation de tout homme, mais qui n’ont rien de commun avec son intelligence, son sens moral, son imagination poétique ! J’aurais grand’peur que M. Ruskin, à force de vouloir élever l’art, n’ait méconnu les limites du domaine spécial que l’art embrasse, et que son influence ne soit de nature à exciter chez les artistes des prétentions qui les entraîneraient à sortir de ce domaine ; j’aurais peur enfin que malgré son sentiment plastique très prononcé, et tout en rendant de très grands services à la cause de l’architecture et de la peinture, il n’ait eu le tort de se faire à plus d’un égard l’avocat de la prétention usurpatrice que les penseurs ont toujours eue de dicter la loi aux artistes.


J. MILSAND.