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la liberté de la pensée, le système gothique contribuait à faire des hommes au lieu de faire des machines.

La question grandit ainsi jusqu’à toucher à tous les intérêts moraux de l’individu et de la société, et elle s’étend, pour M. Ruskin, à presque toutes les branches de la fabrication. « Peu importe pour quel travail vous employez vos ouvriers : si vous exigez d’eux l’infaillibilité, si vous voulez que leurs doigts mesurent les degrés comme des dents d’engrenage et que leurs bras décrivent des cercles comme des compas, il faut que vous leur enleviez leur humanité ; il faut que, dix heures par jour, l’œil de l’âme soit cloué sur la pointe du doigt, et que toute son énergie se concentre dans les nerfs qui guident la main pour qu’elle ne dévie pas de son impassible précision. En d’autres termes, il faut que l’âme s’use littéralement comme la vue et qu’en définitive l’homme s’anéantisse, qu’il se réduise, pour ce qui est de son rôle intellectuel dans le monde, en un tas de limaille et de cendre, sans autre chance de salut que son cœur, qui ne peut pas se transformer en compas ou en dents d’engrenage, mais qui, les dix heures finies, se dilate dans les sentimens humains du foyer domestique. D’un autre côté, si vous voulez faire un homme du manœuvre, il perd tout de suite ce qui distingue la machine. À peine commence-t-il à penser, à imaginer, à faire n’importe quoi qui vaille la peine d’être fait, que vous voyez sortir tout ce qu’il renferme de rudesse, de sottise, d’incapacité, honte sur honte, échec sur échec, hésitation sur hésitation ; mais aussi tout ce qu’il a en lui de majesté se dégage, et nous n’en connaissons la hauteur qu’en voyant les nuages qui s’y arrêtent. Que ces nuages soient sombres ou lumineux, derrière eux et en eux, c’est une transfiguration qui s’opère : ce qui n’était qu’une machine devient un homme. »

On a pu voir combien les idées sur l’art de M. Ruskin étaient intimement unies à ses idées religieuses. Évidemment cette alliance lui a facilité le succès. Il n’est point douteux que la foi de l’Angleterre n’ait grandement simplifié pour lui la tâche d’initier les esprits à une esthétique plus élevée que celle qui a cours depuis des siècles ; il n’a eu en quelque sorte qu’à dire à ses lecteurs : Vous savez la distinction qu’on vous a appris à établir entre le judaïsme et le christianisme, entre le régime de la loi et de la grâce ; eh bien ! ce que je vous demande, c’est d’appliquer à l’architecture et à la peinture l’idée que vous vous faites de la nouvelle alliance, de mettre l’esprit qui vivifie à la place de la lettre qui tue. Cet avantage, à vrai dire, n’est pas sans entraîner plus d’un inconvénient. Toutefois on serait fort injuste si on prenait M. Ruskin pour un théologien qui se borne à décider sur les choses d’art d’après des convictions préalables sans rapport avec l’art. Ce n’est pas de ses croyances religieuses