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un moindre degré, de tout l’art chrétien, par opposition à l’art païen. Il le voit dans les foliations et les pénétrations qui sèment leurs trèfles et leurs étoiles de lumière à travers les nefs de nos cathédrales du nord, comme le soleil sème ses rayons dans les clairières. Il le voit dans les innombrables entrelacemens de formes insaisissables qui se perdent dans l’ample effet des masses gothiques, « comme les déchirures et les pans frangés d’un nuage sont englobés dans sa zone menaçante et dans son colossal mouvement d’ascension, ou comme l’indéfinissable réseau des feuilles et des branchages enrichit et varie la grande unité d’un bel arbre, sans l’empêcher de dessiner nettement sur l’azur son vert horizon. » Il le voit dans les dômes et les vastes surfaces des Byzantins, où l’ombre s’étend en gradations ininterrompues comme dans la nature, où la lumière se pose en larges masses sur un dédale de sculptures à peine fouillées, qu’elle rend mystérieuses comme les végétations qui tapissent le fond des ruisseaux. Bien plus, les arcades et les séries de cinq portes[1], où ces mêmes Byzantins variaient avec un sentiment si subtil les intervalles et la hauteur des arches, lui semblent encore un souvenir des bouquets de feuillage où sur cinq feuilles la nature place au centre la plus forte et n’abaisse ses proportions dans la suivante que pour les relever ensuite quelque peu avant d’aboutir à une forme presque imperceptible. Que l’imitation ne soit pas volontaire, il n’importe ; tout cela rentre pour M. Ruskin dans l’amour de la nature, car tout cela montre des hommes qui avaient des yeux pour voir et une âme pour sentir toutes les espèces de grandeur ou de grâce que renferment les œuvres de Dieu, des hommes qui, au lieu d’être tout occupés à appliquer sans émotion des principes géométriques, à chercher des moyens logiques d’accomplir leurs propres volontés, avaient été comme obsédés par les beautés infinies que la nature doit précisément à ce qu’elle n’a pas de symétrie mathématique, à ce qu’elle ne se contente pas d’atteindre logiquement ses fins, à ce que son principe est d’allier sans cesse la complexité qui intéresse à l’unité qui soulage, de produire ses effets d’ensemble par d’innombrables détails, de construire des symétries en modulant une même

  1. Toute la section qui a trait à l’architecture byzantine privée et religieuse est fort neuve. Grâce à de minutieuses mesures, M. Ruskin est arrivé à constater l’attention extrême et la délicatesse de tact avec lesquelles les constructeurs byzantins modulaient leurs dimensions et la manière dont ils centralisaient leur décoration en la faisant rayonner autour d’une ouverture, d’un ornement principal, placés au centre. À propos de Saint-Marc, il développe avec une grande perspicacité les particularités de style et les conditions normales d’ornementation qu’entraînait le grand principe byzantin, celui de revêtir de marbres les murailles des édifices. Il a encore des aperçus à la fois justes et poétiques sur l’influence que cette architecture coloriste a exercée sur le génie si distinctif de l’école vénitienne.