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secrète de cette décision se laisse facilement deviner. M. Ruskin avait débuté par déclarer que le vrai beau dans toutes ses formes n’était pas autre chose que l’empreinte des perfections divines laissée par le Créateur sur ses œuvres ; en conséquence, comme les monumens ne sont que des créations de l’homme, il s’est obligé à conclure qu’ils ne pouvaient avoir de vraies beautés que par les sculptures où ils reproduisaient les œuvres divines. Quand on en vient aux explications de ces étranges paroles, on s’aperçoit vite que M. Ruskin est loin d’être aussi exclusif qu’il le paraît, et qu’il entend louer bien autre chose que l’habitude de représenter des fleurs, des feuillages et des êtres animés sur les parois des bâtimens. En réalité, les mots amour de la nature ont sur ses lèvres un sens ésotérique aussi bien qu’un sens littéral : ce qu’il embrasse dans cette désignation, c’est le caractère souverainement capable de sympathie, qui est en effet très accentué chez les artistes gothiques ; c’est l’âme du nord avec son insatiabilité et sa sublime inquiétude, avec la prédominance que le sentiment y garde sur le raisonnement, l’âme qui reste ouverte et attentive à tout, également prête à remarquer et à sentir les complexités d’un bouquet de mousse ou la majesté des masses alpestres, la constellation des lumières que tamisent les feuillages, ou les solennités des grandes ombres du soir ; l’âme au fond de laquelle ces mille impressions accumulées produisent une vague aspiration, un indicible besoin de transporter dans ses propres créations tous les divins inconnus et toutes les magies insaisissables par lesquelles les réalités l’ont émue et charmée. En d’autres termes, M. Ruskin se souvient de l’architecture classique et des motifs pour lesquels on s’est accoutumé à lui décerner la primauté ; il ne perd pas de vue cet esprit grec tant vanté, qui était surtout l’esprit de système et la préoccupation de l’agencement. Sa pensée secrète est d’affirmer qu’en architecture comme en peinture le vrai génie est ailleurs, que la véritable excellence a sa source dans une autre espèce d’organisation, dans celle qui ne se contente pas de raisonner et d’exécuter les conclusions qu’elle peut tirer de ce qu’elle a compris et distingué, mais qui crée au contraire à l’instigation de tous ses besoins inconnus, de tous les désirs inassouvis qui s’agitent en elle pour chercher leur satisfaction, de toutes les sympathies enfin que les combinaisons imprévues du grand spectacle de l’univers ont fait tressaillir en elle, sans que sa raison fût capable d’en saisir la cause.

Ainsi c’est jusque dans la disposition générale des constructions gothiques ou byzantines, jusque dans leurs particularités les plus purement architectoniques, que M. Ruskin retrouve ce sentiment de la nature qui est à ses yeux le trait distinctif de l’art gothique, et, à