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ont eu beaucoup plus à faire avec la construction de nos clochers qu’aucun mystique souci de l’autre vie. Que des idées symboliques se soient rattachées après coup à la disposition des édifices ecclésiastiques, c’est ce qui devait arriver à une époque aussi éprise de l’allégorie que l’était le moyen âge ; que les architectes gothiques, par suite de leur amour pour la nature, aient de plus en plus tendu à transplanter dans leurs constructions les beautés de la végétation, M. Ruskin s’applique précisément à le montrer. Toutefois ce qu’il a le plus à cœur de prouver, c’est que le gothique est parti purement des besoins de chaque jour et des conditions du climat. « Laissez là les souvenirs patriotiques, répétait-il dans un discours prononcé à Edimbourg, laissez là les sentimentalités romantiques que vous associez à l’architecture du moyen âge ! Le gothique n’est point une pure tradition ecclésiastique, ni un grimoire de symboles énigmatiques ; il n’est point un art à l’usage des chevaliers et de la noblesse : il est un art pour tout le monde et pour toute circonstance, un art d’applications infinies et de renouvellement perpétuel, un art avant tout pratique, de bon usage et domestique. C’est la renaissance qui était un engouement idolâtrique pour un certain type d’aspect et un aveugle effort pour forcer quand même toute construction à s’adapter à cette ordonnance. Le mérite du gothique au contraire, c’est d’être le système le plus souple qui ait jamais existé, celui qui s’est le plus honnêtement proposé d’adapter l’apparence à la conformation plutôt que la conformation à l’apparence. L’inclinaison de ses pignons, l’ouverture de ses ogives, le nombre et la dimension de ses colonnes, la disposition générale de ses plans, tous ses élémens matériels en un mot sont comme à l’état fluide et indéterminé : ils lui permettent de se faire chaumière, cathédrale ou forteresse, de se contracter en tourelles, s’étendre en amples salles, se contourner en escaliers ou s’élancer en flèches avec la même grâce facile et sans que son énergie en soit en rien épuisée. À ses meilleures époques, s’il avait besoin d’une fenêtre, il en ouvrait une ; il aurait plutôt introduit un jour inutile, pour le seul plaisir de la surprise, que de se refuser une ouverture utile par amour pour la symétrie extérieure. »

J’ai à peine lieu de faire remarquer après cela combien l’admiration de M. Ruskin pour le gothique est loin de s’adresser uniquement aux combinaisons déjà trouvées par les constructeurs du moyen âge, combien il sépare sa cause des néo-gothiques, qui ne construiraient pas une chapelle de trente pieds de haut sans la flanquer sur tous ses angles de contre-forts superflus, dans la seule intention de reproduire l’aspect des vieilles cathédrales. À ses yeux, c’est là retomber dans le légalisme qui est le principe même de la