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que l’artiste devait vouloir. Nous verrons aussi comment toutes les idées émises ont leurs racines dans le passé le plus lointain de l’Angleterre, comment elles sont un épisode de la grande bataille de la civilisation qui dure depuis des siècles et se rattachent à toutes les anciennes luttes de l’histoire. Il y a bien longtemps que Rome a vaincu la Grèce, comme la Grèce avait vaincu la rêveuse Asie ; l’esprit grec, malgré sa netteté, était encore trop purement spéculatif, il se contentait trop du savoir, et Rome était le savoir-faire : c’était la discipline, la législation, la politique, c’était le raisonnement sans cesse occupé à mettre en pratique les connaissances, à en déduire des moyens d’action pour atteindre toutes les fins désirées. Rome à son tour est menacée dans sa suprématie intellectuelle : elle a eu le temps d’appliquer son savoir-faire à l’organisation des armées, à la religion, à la philosophie, à la politique, à l’art, et sur tous les points son savoir-faire a remplacé la libre action des individus par l’absolutisme d’une loi qui spécifie tout ce qui doit être fait ou pensé. Maintenant l’esprit romain a devant lui un autre esprit : on peut bien l’appeler l’esprit du nord, en ce sens qu’il s’est développé chez les races qui occupent le nord de l’Europe. Chaque jour, cet esprit livre des assauts au savoir-faire romain. Au XVIe siècle, il a protesté en Allemagne contre l’organisation spirituelle qui soumettait toutes les consciences à une même direction sacerdotale, à un code universel de pratiques. Au XVIIe siècle, il a en Angleterre combattu les tentatives de centralisation politique ; au XVIIIe, il s’est encore soulevé en Allemagne contre la philosophie romaine, je veux dire contre cette manière de philosopher qui a pour point de départ le mépris du sens propre, et qui d’un côté n’aspire qu’à déterminer les vérités absolues que nul n’a droit de contester, tandis que de l’autre elle déduit toutes nos conceptions des phénomènes extérieurs sans vouloir reconnaître comment elles procèdent pour moitié au moins de notre propre nature. À l’heure qu’il est, c’est le même esprit qui reprend en Angleterre la même croisade en la reportant sur le terrain de l’art. Toutefois, on ne saurait trop le répéter, il ne s’agit pas seulement du vieux combat entre le principe d’autorité et le principe de liberté ; il s’agit, comme dans la révolution qui a chassé Jacques II, de fonder à la place du gouvernement despotique le self-government ; il s’agit, comme dans la révolution religieuse qui a établi le protestantisme, de délivrer l’art de toutes les règles qui décrètent ce que doivent être les œuvres, ce que l’artiste doit faire, et d’y substituer une règle morale qui prescrive ce qu’il doit être lui-même, qui l’oblige à être animé d’un certain esprit.

Le grand propagateur de ce mouvement, l’homme qui s’est emparé des instincts de son pays et qui leur a fourni un programme,