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d’hésitation, il se précipita aux pieds du lieutenant. — Pardonnez-moi ! pardonnez-nous !… dit-il d’une voix sourde et pleine de larmes.

Le père d’Hermine ne le repoussa pas. — Vous m’avez tué ! murmura-t-il en voilant ses yeux de sa main.

Jean restait agenouillé, il attendait son arrêt. — Obéissez à vos parens, reprit le lieutenant d’une voix qu’il s’efforçait de rendre ferme ; eux seuls ont le droit de disposer de vous. Vous n’êtes plus rien dans une famille que vous avez à jamais désolée.

— Et Hermine ?… cria Jean avec force. Hermine, que deviendra-t-elle ?… Vous m’ordonnez de l’abandonner quand elle est malheureuse par ma faute, quand elle a besoin de moi !… De grâce, ajouta-t-il en suppliant son oncle, ne me séparez pas d’Hermine.

— J’ai donné ma parole. Je comprends d’ailleurs les susceptibilités de votre père, car les lois de l’honneur sont inflexibles, répliqua le lieutenant.

Même après ce qui venait de se passer, l’honnête lieutenant n’avait pas l’idée qu’une cinquantaine de mille francs de dot eussent singulièrement modifié aux yeux de son frère le code de l’honneur.

— Que m’importent ceux qui me torturent, ceux qui m’ordonnent une lâcheté ? cria Jean au comble de l’exaltation. Qu’on m’abandonne, qu’on me déshérite, qu’on me maudisse, on en a le droit… Je resterai libre de disposer de moi-même, libre de protéger l’être que j’aime le plus au monde. Où est Hermine ? Je veux la voir.

— Je vous le défends, dit le lieutenant avec autorité.

— Mon oncle, ayez pitié de nous ! reprit le malheureux enfant.

Une lutte affreuse se livrait dans l’âme du lieutenant, non pas entre deux intérêts, mais pour ainsi dire entre deux consciences, entre la conscience naturelle, instinctive, la conscience du cœur ; qui lui disait : « Sauve ta fille, fais-la heureuse ! » et la conscience apprise, la conscience de l’orgueil, de la convention, qui se cabrait, s’indignait. — On l’avait accusé de complicité dans une basse intrigue, lui, Achille Tranchevent, lui, l’homme loyal, l’homme probe et désintéressé, l’homme sans reproches ! — La conscience de l’égoïsme l’emporta.

— Je ne pourrais, sans m’abaisser, défendre votre cause, répondit-il.

Jean prit sa tête à deux mains et poussa un cri étouffé. C’était la première fois que l’impétueux jeune homme se brisait contre des obstacles qui lui paraissaient honteux et absurdes. Après une crise violente, il tomba épuisé sur une chaise et sembla réfléchir profondément. Quand il se releva, sa résolution était prise, il était calme.

— Adieu ! dit-il en tendant la main à Mme Tranchevent.