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traité ces questions avec le plus de courage et de sagacité avait dit ces mots mémorables : « Il faut détester les traités de 1815 et les observer, » il avait fait entendre la parole de la sagesse et le cri du patriotisme. Le temps a marché : ce qui était défendu a paru permis, ce qui était chimérique a pris l’air possible ; le nouveau a lancé les esprits dans l’inconnu, car non-seulement l’Italie encouragée ou soutenue par la France a pu abolir des trônes, réunir des états, transférer des couronnes, changer des capitales, au nom de la nationalité et de l’autonomie qui en découle, mais la France a déplacé ses frontières, repris ce que l’Europe lui avait ôté, modifié son territoire politiquement et stratégiquement, sans que la question soit devenue européenne, sans que le monde se soit ébranlé. C’est là sans aucun doute un changement dans les dispositions des cabinets et dans l’esprit du continent. C’est là un changement qui, encore que naturellement expliqué par les circonstances, n’aurait pas été prédit par tout le monde, et dont l’importance ne saurait être méconnue, quoiqu’il fût plus fâcheux de l’exagérer que de la méconnaître, car à la méconnaître on ne risquerait que d’outrer la sagesse ; à l’exagérer, on s’exposerait à devenir téméraire, et en France l’excès est plus à craindre que la mesure.

Cette situation nouvelle et ses effets n’affectent pas uniformément tous les esprits : les plus mécontens la nient ou s’en effraient ; ceux qui la nient sont de ces croyans en petit nombre pour qui la terre ne tourne pas, et qui rêvent toujours d’une Europe couronnée comme, d’une sainte hermandad de rois armés contre la révolution. Que Dieu leur donne la douceur de rêver en paix et n’exauce jamais leurs rêves ! De plus habiles, qui redoutent ce que ceux-là désirent, ont peine à se persuader que le danger qu’ils craignent ne soit pas à nos portes. Ceux-ci résistent à croire que le cadre dans lequel les circonstances nous avaient placés puisse être impunément brisé ou élargi. Sagement opposés à tout ce qui choque la justice et la prudence. Ils sont portés à prendre pour des règles éternelles de justice et de prudence même des nécessités passagères, et parce que dans un certain état du monde la bonne politique a prescrit une certaine réserve, ils veulent que la même loi commande la même réserve à toutes les situations, et que le temps ne change rien à rien. Oui, la justice est immuable, et elle est la loi de la politique comme de tout le reste ; mais des faits nouveaux engendrent des droits nouveaux. Qui sait si la France était rigoureusement fondée en droit à conquérir l’Algérie, mais qui doute qu’elle ne le soit à la défendre, et que la puissance de l’Europe qui la lui ravirait par force ne lui prît son bien ? Les limites de la prudence sont encore plus mobiles. Les témérités d’un temps cessent dans un autre d’être des témérités. Un but qu’il eût été jadis insensé de se proposer devient un jour une chose