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près de vous, je parlerais selon mon cœur, selon mes impressions de ce moment, et vous auriez pourtant raison d’hésiter à me croire, car si nous devions passer, je ne dirai pas toute notre existence, mais seulement quelques années à Hennebon, dans un milieu où nos inclinations seraient contrariées, où nos facultés les plus hautes resteraient forcément inactives, mes illusions d’aujourd’hui nous prépareraient à tous les deux de cruelles souffrances. Mais nous n’avons rien de semblable à redouter : chose presque inouïe, les nécessités de notre situation sont d’accord avec nos goûts, avec nos besoins intellectuels ; pour vivre dans le sens prosaïque et matériel du mot, il nous faudra voyager, nous jeter esprit et âme dans la grande mêlée humaine. Isolés, nous succomberions peut-être, nous serions du moins exposés à d’humiliantes déviations, à de tristes défaillances ; unis, nous triompherons joyeusement de tous les obstacles. La longueur des années qui nous restent à parcourir vous effraie ; moi, je trouve au contraire l’existence trop courte. S’aimer, réaliser tout le bien qu’on rêve ensemble, n’est-ce pas là de quoi occuper des siècles ? Si la foi vous manque, Hermine, c’est que vous n’avez pas d’amour. Hermine, sans répondre, serra sa tête contre la poitrine de Jean. — Que craignez-vous donc, si vous m’aimez ? reprit Jean à voix basse.

— Je crains le jour où vous ne m’aimerez plus, murmura Hermine.

— Je suis sûr de moi maintenant, dit Jean avec exaltation. Quand je vous ai quittée il y a quelques mois, je n’aurais pas osé vous parler ainsi. Jusqu’alors j’avais cédé à tous les entraînemens d’une vie aventureuse, je croyais ces entraînemens irrésistibles ; depuis que j’ai cherché la force hors de moi, dans la crainte de vous affliger, sans même être certain de votre affection, j’ai lutté courageusement contre les événemens auxquels jadis j’obéissais, j’ai appris à me vaincre moi-même.

— Cela vous a donc coûté ?… dit Hermine.

— Beaucoup, dit Jean simplement ; mais du jour où je vous ai aimée, je ne pouvais plus rien vous cacher, et en songeant à ce qu’étaient votre vie, votre conscience à vous, je reculais devant la nécessité d’aveux qui pouvaient me fermer à jamais votre cœur.

Jean se tut ; il enveloppait sa cousine de regards naïvement heureux ; il couvrait ses mains de baisers. Hermine s’abandonnait avec bonheur à des caresses pleines de tendresse, de passion sincère, d’innocence de cœur.

Pendant les deux semaines suivantes, la haie vive et le petit ruisseau furent bien des fois franchis par Jean. Bien des fois, cachée derrière les rideaux de sa fenêtre, frissonnante de peur et d’amour,