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devenir grave ? dit Mme Louise d’un ton moitié plaisant, moitié sérieux, après avoir jeté un coup d’œil dans le jardin.

Alexandre-Achille était assis devant sa table de travail, le dos tourné à la fenêtre.

— Quelle plaisanterie ! dit-il sans se déranger. Jean a bien d’autres histoires en tête.

— C’est possible ; mais quand une fille de vingt ans se mêle de faire oublier les absens à un garçon de vingt et un ans, ne pensez-vous pas qu’elle a de grandes chances de réussir ?

Le lieutenant devint pourpre. Il se précipita vers la fenêtre, tellement aveuglé par la colère, qu’il appela Hermine avant de l’avoir aperçue.

Les jours suivans furent horribles pour Hermine et pour Jean. Au premier regard qu’ils échangèrent, ils reconnurent qu’ils étaient soigneusement observés par Mme Louise et même par le lieutenant. Il était évident qu’on s’arrangeait autour d’eux pour ne plus les laisser seuls ensemble. Il leur était aussi impossible de s’écrire que de se parler.

Habituée de bonne heure à la souffrance, Hermine réussissait à dissimuler ses angoisses ; mais Jean, accoutumé à suivre en tout les impulsions de sa nature, succombait dans cette lutte intérieure. On ne le voyait plus qu’aux heures des repas ; il apparaissait sombre, pâle, irrité. Cent fois il fut sur le point d’avouer au lieutenant et même à son père son amour et ses projets. Tout lui semblait préférable à ce muet espionnage, à cette contrainte muette. De son grenier, Jean apercevait la fenêtre d’Hermine ; il passait les nuits à rouler dans sa tête des projets extravagans.

Le jour du départ de Jean arriva. La veille au soir, le repas terminé, le lieutenant alla comme d’ordinaire lire les journaux dans l’unique café d’Hennebon. Sa femme, son frère, Caroline et Louise firent un boston dans la chambre de Mme Tranchevent. À l’un des coins de la cheminée, où, pour la première fois de l’année, on avait allumé du feu, le collégien dormait dans un fauteuil ; Hermine rêvait douloureusement en face de lui. Jean avait disparu aussitôt après le dîner. Hermine se leva et se dirigea vers la porte. Mme Louise l’enveloppa d’un regard inquisiteur.

— Où vas-tu ? dit Mme Tranchevent.

— Dans ma chambre, faire un peu de musique, répondit Hermine.

Elle se renferma chez elle, se mit à son piano dans l’obscurité, et chanta. Jean ne pouvait être qu’au jardin, Jean devait l’entendre.

Elle ouvrit sa fenêtre toute grande, puis, honteuse de son audace, repoussa les battans à moitié. Par momens, ses yeux se remplissaient