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la vie du soldat, une vie que je n’aimerais, je le sens, qu’aux heures solennelles où les cœurs sont électrisés… Vous me parliez l’autre jour de votre dépendance, continua Jean avec amertume. Vous n’êtes pas libre de suivre vos instincts, disiez-vous, et moi, plein d’énergie et de force, je dois dissimuler mes sentimens, mes pensées, si je veux que mes rêves d’avenir se réalisent ! Mais non, j’ai honte de cette dissimulation, de ces calculs. Quelque rêve qu’il faille oublier, si le destin le veut, je partirai !

— Non, dit Hermine presque malgré elle.

— Non, puisque vous le voulez, dit Jean hors de lui en saisissant la main d’Hermine, ou plutôt nous partirons libres ensemble !…

La vraie nature de Jean reparaissait. L’amour, la confiance, l’audace aventureuse, brillaient dans ses yeux. Dominée par l’émotion, par l’enthousiasme, par ce rêve qui était depuis si longtemps son rêve à elle, Hermine ne songeait plus à lutter ni contre son imagination ni contre son cœur. Ses regards cherchaient les regards passionnés du jeune homme, sa main serrait sa main. Tout à coup elle pâlit et s’éloigna de Jean. Une voix sèche et brève venait de crier : — Hermine, rentre tout de suite.

Hermine leva la tête et vit le lieutenant à la fenêtre ouverte de son cabinet de travail. Terrifiée, tremblante, elle courut précipitamment vers la maison sans jeter un seul regard sur Jean. Lorsqu’elle se trouva devant la porte du cabinet de son père, elle souhaita que la terre s’entr’ouvrît sous ses pieds.

— Que veux-tu, père ? dit-elle d’une voix qu’elle n’entendait pas elle-même, en entre-bâillant la porte.

— Rien, dit le lieutenant d’un ton qu’il s’efforçait de rendre calme. Va broder dans la chambre de ta mère.

Mme Louise feuilletait un livre dans un coin du cabinet. Elle écouta ce court dialogue sans lever les yeux sur Hermine.

Les paroles rapidement échangées dans la salle à manger entre la jeune fille et Jean n’avaient point échappé à l’oreille attentive de Mme Louise. En voyant disparaître les deux jeunes gens à quelques secondes de distance, elle devina qu’Hermine et Jean devaient être dans le jardin. Mme Louise inventa un prétexte pour pénétrer dans le cabinet de travail où le lieutenant se renfermait d’ordinaire entre le déjeuner et le dîner. La fenêtre du cabinet se trouvait à deux pieds seulement du sol, un massif de dahlias masquait le banc sur lequel étaient assis les deux cousins ; mais à travers les plus hautes fleurs on apercevait leurs deux têtes rapprochées, on distinguait leurs regards pleins d’exaltation et de tendresse.

— Mon beau-fils et votre Hermine causent là-bas sur le banc comme de vrais amoureux. Savez-vous, lieutenant, que cela pourrait