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nouvelle lettre du Bengali vint bientôt calmer ses inquiétudes d’artiste. « Je suis plus découragée que jamais, écrivait Hermine. Toutes mes tentatives pour donner un intérêt, une utilité quelconque à ma vie, échouent. Les cœurs se ferment devant le mien. Le récit de Mme Chabriat m’avait inspiré une sincère sympathie pour Martine Simonin. — Vous avez beaucoup souffert, je le sais, lui ai-je dit l’autre soir avec effusion après l’avoir entendue prononcer quelques paroles amères contre les hommes. — Je vois qu’on s’est moqué de moi devant vous, m’a répondu aigrement Martine. Soyez tranquille, votre tour viendra bientôt ; vous n’aurez pas toujours dix-neuf ans. — Tous mes efforts pour pénétrer dans cette âme froissée ont été inutiles, je crois même qu’ils m’ont valu l’antipathie de Martine. Du côté de Mlle Richard, je n’ai pas été plus heureuse. Je lui ai proposé d’étudier avec moi la musique italienne que vous avez eu la bonne pensée de m’envoyer. — En travaillant ensemble, nous ferons plus de progrès, lui ai-je dit. — Des progrès ! s’est-elle écriée avec un rire moqueur, vous voulez faire des progrès à Hennebon ? Pour qui et pour quoi, je vous prie ? Si j’ai un conseil à vous donner, c’est de fermer à tout jamais votre piano. — J’ai voulu consulter Mme Chabriat, lui confier mes désillusions et mes tristesses ; je me suis vite aperçue qu’en dehors de la médecine, rien ne l’intéresse beaucoup. Les contradictions, les sarcasmes, les violentes persécutions des médecins, dont elle menace les intérêts, la maintiennent d’ailleurs dans une telle excitation d’esprit, qu’elle n’a guère le loisir de s’occuper des ennuis des autres. À mon complet isolement moral, à l’uniformité d’une existence sans but, vient s’ajouter le supplice d’entendre éternellement déchirer cinq ou six personnes, toujours les mêmes, qui, depuis dix, vingt ans et plus, sont le sujet de toutes les observations, le point de mire de toutes les plaisanteries. Mme Chabriat est maltraitée entre toutes ; ses travaux persévérans, son ardeur, les services réels qu’elle rend aux malheureux, ne sont ici qu’un titre au ridicule. Que faire ? que devenir ?… Conseillez-moi, rendez-moi quelque force ; expliquez-moi, si vous le pouvez, pourquoi mon affection, si chaleureusement offerte, a été partout repoussée. »

Quelques lignes écrites à la hâte furent toute la réponse de Ginevra.

« Tu me demandes pourquoi ton affection a été repoussée. Tu ne sais donc pas, ma pauvre enfant, que la lumière fait cruellement souffrir les yeux habitués aux ténèbres ? Ta jeunesse, ta beauté, ta sainte confiance, tes talens, troublent, offensent de tristes victimes du sort qui depuis longtemps se sont arrangées pour ne plus vivre, espérant ainsi ne plus souffrir… Tes rêves étaient insensés. Tu ne