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pour déterrer derrière un rocher, sous les mousses et les lichens, une plante dont elle me vanta les vertus curatives. Notre excursion avait, bien entendu, pour but une consultation médicale ; il s’agissait d’un éclusier malade de la poitrine. Quand nous arrivâmes, après deux heures de marche, à la maison de cet homme, Mme Chabriat me défendit d’y entrer avec elle. Je m’assis tout près de l’écluse, sur le tronc d’un vieux noyer renversé par le vent. En face de moi, le soleil près de disparaître empourprait l’horizon, et donnait aux arbres dépouillés qui surmontaient la colline une coloration et des formes bizarres. Pendant que ce coin du ciel resplendissait, l’eau de la rivière devenait à chaque instant plus noire ; la cascade de l’écluse, qui tout à l’heure jouait avec les rayons, tombait maintenant sombre, presque terrible. Vous auriez, j’en suis sûre, trouvé cela bien beau, ma chère Ginevra ! Je passai près d’une demi-heure devant ce spectacle, songeant à vous et faisant aussi un sévère retour sur moi-même.

« Dans ce même milieu, qui me semble à moi si froid, si morne et si vide, cette bonne Mme Chabriat parvient à satisfaire tous ses besoins d’activité et de sympathie : elle sait donner à sa vie un noble but ; son existence est utile, et de plus elle est heureuse. Est-il impossible d’accomplir dans une autre sphère ce qu’elle réalise dans la sienne ? Les obstacles qui me paraissent invincibles le sont-ils plus que ceux dont elle triomphe chaque jour ? Il faut vouloir, dit-elle. Qu’ai-je voulu jusqu’ici ? Au lieu d’accuser la destinée, ne devrais-je pas attribuer toutes mes souffrances à ma faiblesse, à l’inertie de mon âme ?

« J’étais absorbée dans ces pensées quand Mme Chabriat revint près de moi. Il faisait nuit, et nous reprîmes en toute hâte la route d’Hennebon.

« A l’entrée de la ville, Mme Chabriat causa pendant quelques instans avec deux personnes que j’avais à peine entrevues jusqu’alors. L’une est la plus jeune de quatre demoiselles qui semblent depuis longtemps habituées à cette triste vie d’Hennebon, les demoiselles Simonin ; l’autre se nomme Angélina Richard. Malgré l’altération de ses traits, on devine que Mlle Simonin a dû être jolie. Quant à Mme Richard, elle paraît spirituelle ; mais il y a dans sa parure et dans sa toilette je ne sais quoi de décidé et d’excentrique qui étonne, surtout à Hennebon. Mme Chabriat témoigna une préférence marquée à Martine Simonin. — Pauvre fille ! me dit-elle en me parlant de Martine dès que ces demoiselles se furent éloignées ; elle serait belle encore, si elle pouvait réussir à trouver un mari. C’est le chagrin d’avoir été abandonnée qui la maigrit et la pâlit comme vous voyez. Martine Simonin, me raconta Mme Chabriat, a attendu pendant huit