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tait pas assez antipathique pour exciter dans son esprit de grandes révoltes ; par plusieurs côtés même, il favorisait ses aspirations. Du petit coin de terre où elle se transformait lentement de jeune fille en femme, Hermine entrevoyait des perspectives immenses, où son cœur, son âme, sa fantaisie, s’ébattaient par avance à pleines ailes. Pendant la première semaine qu’elle passa à Hennebon, la fille du lieutenant regarda pour la première fois en face l’avenir qui lui était réservé, et n’y découvrit rien, absolument rien… Elle allait avoir vingt ans. Dans dix ans, dans trente ans, son existence serait ce qu’elle était.

S’il est un supplice atroce entre tous pour une créature pleine de vie, prête à s’élancer radieuse vers ce qui illumine et réchauffe l’âme, c’est celui de se sentir accablée à jamais par un hyménée contre nature avec l’immobilité morne, l’inertie maussade, le néant. Les luttes de la passion combattue par la conscience, les plus douloureux sacrifices sont du bonheur, comparés à cette souffrance. Qui accuser pourtant ? Les parens d’Hermine n’étaient certes point des tyrans ; ils aimaient leur fille et se croyaient excellens pour elle. Hermine sanglota pendant plusieurs nuits et désira mourir, puis elle s’accusa elle-même, comme la plupart des opprimés. Enfin elle essaya de se résigner. Aux questions affectueuses de la Ginevra sur sa nouvelle existence, elle avait d’abord répondu avec désespoir ; ses lettres devinrent insensiblement plus calmes.

« J’ai fait hier, lui écrivait-elle, une promenade qui m’a rendu quelque courage. Ma mère m’avait confiée à l’une de nos nouvelles connaissances, Mme Chabriat. Mme Chabriat est une femme de cinquante ans, très bonne, je crois, et certainement très originale. Fille et veuve de médecin, elle s’adonne avec passion aux études médicales, et professe avec une verve singulière des doctrines tout à fait opposées aux axiomes de l’école. Ce qui vaut bien mieux encore, elle guérit ses malades. Comme ses cures sont gratuites, sa clientèle est nombreuse. À toutes les heures du jour et de la nuit, le plus souvent à pied, par des chemins affreux, sous le soleil, sous la neige, sous la pluie, elle court vers ceux qui réclament ses soins. Des malheureux qu’elle a arrachés à la mort, elle s’est fait une famille. — C’est ma fille, cette enfant-là ! me disait-elle d’un ton joyeux en embrassant une charmante petite fille de dix ans sortie à notre approche d’une misérable chaumière. Sans moi, le croup l’emportait ; les médecins l’avaient abandonnée déjà quand je suis arrivée près de son lit.

« Mme Chabriat est peu indulgente envers ses confrères, qui du reste, dit-on, lui rendent en noires méchancetés ses impertinentes attaques. À quelques pas de la chaumière, pendant que la petite