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gation, elle arrivera à faire assez mal ce que beaucoup d’autres femmes feront parfaitement bien, sans peine aucune, en suivant seulement la pente de leur nature. — Carissimo, continua la prima donna en se tournant vers Tranchevent, votre Bengali est née grande dame, princesse. Puisqu’il n’y a dans votre pays ni grands seigneurs, ni princes pour l’épouser, — les grands seigneurs et les princes sont rares partout aujourd’hui, — il faut que vous lui permettiez de conquérir elle-même son titre, de monter par ses propres forces jusqu’à la place qu’elle est faite pour occuper.

Tranchevent ne voulait pas comprendre où allait aboutir la Ginevra. Il nettoyait soigneusement une conque de Venus sans lever les yeux sur elle.

— M’entendez-vous, cher lieutenant ? reprit la prima donna après un silence. Il faut qu’Hermine… entre au théâtre…

Mme Tranchevent regarda la Ginevra, comme si la cantatrice lui avait proposé de livrer son enfant au minotaure de Crète.

— C’est impossible, chère amie ! s’écria le lieutenant avec un mouvement d’impatience mitigé par sa sympathie pour l’artiste.

La Ginevra ne se troublait pas pour si peu.

— C’est au contraire la chose la plus simple du monde, reprit-elle. Venez tous les deux à Paris avec votre Hermine. Je me charge de son succès. Elle vous gagnera en une seule soirée plus d’argent que le roi ne vous en donne par an. Vous verrez quel bonheur ! N’ai-je pas eu moi-même du succès à rendre folle ? Eh bien ! Votre Bengali vaut cent fois mieux que moi. Elle a une plus belle voix, elle est plus belle, plus fière, surtout mieux élevée. Moi, je suis la fille d’un jardinier de Milan ; une vieille princesse à laquelle j’allais porter des fleurs m’a prise en amitié et m’a donné des maîtres de musique. Dieu lui rende au ciel le bien qu’elle m’a fait ! car l’art pour une femme, c’est la consolation de l’âme, c’est la liberté, c’est le bonheur…

Les grands yeux noirs de la Ginevra rayonnaient, elle était bien belle en ce moment. — Carissimo, poursuivit-elle d’une voix suppliante en saisissant la main de Tranchevent, songez un peu au bonheur de votre fille ! Il vaudrait mieux la condamner à mort que de la garder ici…

Le lieutenant restait muet. La raison lui criait que la prima donna disait vrai ; mais les cris de ses connaissances, mais surtout l’honneur du nom de Tranchevent ! — Hermine est assez raisonnable pour se conformer à sa situation, quelle qu’elle soit, répondit la femme du lieutenant.

Mme Tranchevent eût été plus émue, plus ébranlée que son mari, si elle avait pu attacher quelque importance aux paroles de la Ginevra.