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HERMINE

I

Hennebon est situé près de Lorient comme l’ambulance près du champ de bataille. Si une retraite intempestive réduit à néant les rêves ambitieux de quelque fonctionnaire à dix-huit cents francs d’appointemens, le malheureux s’enfuit à tire-d’aile vers Hennebon pour dérober à l’œil triomphant d’un rival les tortures de son amour-propre et le déficit de son budget. Si quelque pauvre fille dévorée de la légitime passion du mariage emploie pour arriver à ses fins des manœuvres trop hardiment britanniques, et qu’un billet intercepté par une main malveillante lui ferme à jamais le chemin de la mairie et de l’autel, la mère désolée s’empresse d’ensevelir dans les rues silencieuses d’Hennebon l’humiliation de son enfant et l’éternel remords de son insuccès. À plus forte raison, les fonctionnaires et les filles non mariées atteints par l’inexorable loi de la limite d’âge transportent leurs pénates sur les rives verdoyantes du Blavet. Les fonctionnaires retraités, anciens officiers de marine pour la plupart, s’adonnent à l’horticulture, ou se promènent depuis le matin jusqu’au soir sur le petit port d’Hennebon, surveillant avec un intérêt marqué le chargement et le déchargement des rares bateaux qui parviennent à remonter la rivière. Si l’on distingue parmi eux quelque vieillard à la Mme rébarbative, à la tenue irréprochable, on peut soupçonner un ancien officier de l’armée de terre, car l’officier de marine joint volontiers à la bonhomie des manières un remarquable laisser-aller de costume. Quant aux vieilles filles, en les voyant sortir de l’église et traverser la place par escouades de cinq ou six sœurs, on apprécie la justesse du proverbe : « un malheur n’arrive jamais seul ! »