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qui passait pour avoir poussé le plus loin l’excès de cette boisson, il mourait annuellement en moyenne un homme sur 30 ; le reste de la province, moins corrompu, ne perdait qu’un homme sur 47. Et si l’on examinait, par contre, la mortalité des deux provinces où l’on usait le moins de l’eau-de-vie, c’est-à-dire du Norrland occidental et du Jemtland, celle de la première était d’un sur 49, et celle de la seconde d’un sur 80 (femmes et enfans non compris) : d’où il suit qu’il mourait à peu près trois fois plus d’hommes dans la ville où on buvait le plus d’eau-de-vie que dans la province où l’on en consommait le moins. De tels chiffres parlent assez d’eux-mêmes.

L’extension de la mendicité, la multiplication des délits et des crimes, l’abaissement de la moralité publique, n’étaient que les différens degrés de l’abîme que la Suède s’était creusé. Le venin s’était inoculé non-seulement aux individus, mais au sol lui-même. Des quantités considérables d’orge, de blé, de seigle et de pommes de terre étaient chaque année consacrées à la fabrication de l’eau-de-vie, et les ressources naturelles destinées à entretenir, pendant les bonnes années, une grande partie du commerce extérieur de la Suède, à la préserver, si elle était sage, contre les années de disette, se trouvaient taries au profit d’une contagion détestable. Bien plus, la culture exagérée des grains et de la pomme de terre, avec un mauvais système de jachères, fatiguait et épuisait le sol, en même temps que le funeste aliment du marc de drêche donné au bétail détériorait les races. Le lait, le fromage et le beurre devenaient plus abondans peut-être, mais d’une qualité toujours inférieure ; il en était de même pour la viande, qui s’appauvrissait. Dans ce cercle vicieux, les sources de l’alimentation et celles de la vie s’altéraient et s’épuisaient chaque jour.

Dépérissement du sol aussi bien que des individus, voilà donc le double malheur où l’abus de l’eau-de-vie précipitait la Suède. L’opinion publique s’en émut ; quelques hommes généreux et clairvoyans signalèrent le danger et jetèrent le cri d’alarme. Ils résolurent d’organiser une véritable agitation. Médecins, économistes, prédicateurs, se mirent énergiquement à l’œuvre. Sociétés de tempérance, missions intérieures, renseignemens statistiques, rapports médicaux, brochures populaires, tous les moyens furent invoqués ; des milliers de pétitions colportées dans les villes de province arrivèrent à la diète couvertes de signatures et demandant une réforme de la législation sur l’eau-de-vie. À la diète même, les hommes les plus éminens en démontrèrent l’inévitable nécessité, et bientôt le roi Oscar lui-même se mit à la tête du mouvement national. On eut le spectacle des nobles efforts d’une nation apercevant en l’une des